Feel it !




Paroles et musique de Dan Speerschneider
un album pour célébrer la vie ;-)

dimanche 15 juin 2025

La Vision Sans Tête et la thérapie non duelle

 

Quand on parle de la « Vision Sans Tête », beaucoup croient à une image, une métaphore ou une drôle d’idée venue d’un mystique anglais. En réalité, ce que Douglas Harding a nommé ainsi, c’est une proposition radicale, simple, presque enfantine, mais d’une puissance étonnante : regarder ce que je suis vraiment, ici, maintenant, sans passer par l’image mentale que j’ai de moi.


La plupart du temps, je me crois être un individu : une personne, avec un nom, un âge, une histoire, une apparence. Quand je pense à moi, ce que j’imagine, c’est une silhouette. Une tête, un visage, un corps. C’est ce que je vois dans le miroir. C’est ce que les autres voient de moi. Mais ce que je crois être là-bas, vu de l’extérieur, est-il ce que je suis réellement ici, vu de l’intérieur ?


Douglas Harding invite à retourner la flèche de l’attention. Non pas pour penser à soi, ni pour méditer sur son passé ou sa psychologie, mais pour regarder ce que je suis exactement maintenant, à zéro centimètre de distance, avant toute pensée.


Quand je regarde le monde, je vois des formes, des couleurs, des objets. Mais si je retourne le regard vers la source même de la perception — vers ce qui regarde — qu’est-ce que je vois ?


Je vois deux bras, un torse peut-être… et puis, au-dessus des épaules, je ne vois rien. Pas de tête. Pas de frontière. Pas de forme. Juste une ouverture. Un espace. Une clarté. Tout ce qui apparaît est vu dans cet espace.


Et là se produit un basculement. Je découvre que je ne suis pas ce que je croyais. Je ne suis pas un visage ou un objet situé quelque part dans le monde. Je suis le lieu même où le monde apparaît. Je ne suis pas enfermé dans un corps, je suis cet espace vaste, conscient, silencieux, dans lequel surgissent les sons, les couleurs, les mouvements… et même l’idée de « moi ».


La Vision Sans Tête, ce n’est pas une théorie. C’est une manière directe d’entrer dans l’expérience. C’est voir, simplement, que je suis vide pour ce qui est plein, clair pour ce qui est coloré, sans limite pour ce qui a une forme.


Et cette reconnaissance n’est pas psychologique. Elle ne dépend pas de mes émotions, de mon humeur, de mes blessures passées. Elle n’est pas liée à ce que je pense de moi. C’est quelque chose de plus fondamental que mes pensées ou mes ressentis. C’est une vérité d’expérience, observable ici et maintenant, sans rien croire.



Harding a souvent dit que le drame humain commence quand on prend pour soi l’image qu’on a vue dans le miroir ou dans les yeux des autres. Je dis que je suis ici ce que je parais être là-bas. Je prends une représentation pour une réalité. Et je m’identifie à un objet que je ne perçois même pas directement. Cette confusion crée un exil. Je sors de moi. Je me perds dans une image. Je quitte le centre vivant de l’expérience pour vivre à la périphérie. Et avec cette identification vient le stress, la peur, la comparaison, le besoin de prouver, de corriger, de s’améliorer.


Mais si je reviens ici — non pas dans un effort d’introspection, mais dans la pure attention — je vois que je suis l’espace d’accueil, non l’histoire. Je suis ce qui voit, non ce qui est vu. Ce que je suis n’a pas de contour, pas de limite, pas d’âge. Je ne peux pas me voir moi-même comme une chose. Et pourtant, je suis.


La Vision Sans Tête est un art de voir. Voir ce qu’on est vraiment, en amont de toute pensée, de toute construction mentale. Harding a conçu une série d’exercices très simples, très concrets, pour nous ramener à cette évidence. Pointer vers l’extérieur, puis vers l’intérieur. Observer le champ visuel. Sentir que la conscience ne fait pas de bruit, n’a pas de forme, ne peut pas être divisée.


Cette démarche ne dépend d’aucune croyance. Elle ne réclame aucun maître, aucun système. Elle part d’un fait d’expérience : ici, au centre de la perception, je ne trouve rien. Et pourtant, tout apparaît ici. Ce rien est vivant. Conscient. C’est cela que je suis.


Cette reconnaissance rejoint l’intuition profonde des grandes traditions mystiques. On retrouve la même invitation chez Bouddha, Jésus, Shankara, Nagarjuna, Ramana Maharshi, Nisargadatta, dans la tradition soufie, dans la Kabbale juive, dans le zen, le taoïsme, l’Advaita Vedanta et les Upanishads. Toutes ces voies, malgré leurs langages différents, parlent de ce retournement de la conscience vers elle-même, cette reconnaissance directe qu’il n’y a que la conscience, et que ce que nous sommes ne peut pas être trouvé comme un objet. Maître Eckhart l’a dit dans une formule lumineuse : « L’œil par lequel je vois Dieu et l’œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour. »


Dans ma propre vie, la Vision Sans Tête est devenue un outil à la fois simple et extrêmement efficient pour reconnaître la nature réelle de ce que je suis. Je l’utilise depuis une quinzaine d’années dans une perspective thérapeutique, au cœur d’un accompagnement non-duel. Il ne s’agit pas de nier l’histoire, ni les émotions, ni les blessures du personnage, mais de les accueillir pleinement à partir de cette vision. Dans cette présence ouverte, les conditionnements perdent leur densité. L’identité fabriquée peut fondre doucement dans l’espace de ce que nous sommes vraiment.


C’est aussi l’originalité de “mon approche”

: proposer plusieurs portes d’entrée, plusieurs outils d’investigation, pour reconnaître que nous sommes, en réalité, ce bonheur même que nous cherchons. Il ne s’agit pas d’atteindre un état particulier, ni de devenir quelqu’un d’éveillé. Il s’agit de revenir là où nous n’avons jamais cessé d’être. Ici. Sans tête. Sans histoire. Dans la clarté vivante de la présence.


samedi 14 juin 2025

La paix ne dépend pas des circonstances

 


Je suis assis dans une forêt. Ce n’est pas que j’ai une soif particulière d’éloignement du « bruit du monde urbain », ni un besoin de faire une retraite spirituelle. Je suis juste là avec ce qui se donne à moi dans l’expérience directe. 

Il y a des arbres, de la lumière qui filtre, le bruissement discret d’un insecte, le souffle d’un air chaud qui se glisse entre les branches. Rien d’extraordinaire. Et, en même temps, tout est extraordinairement simple, en paix et tellement vivant. 


Pourtant, à bien y regarder, ce n’est pas la forêt qui est calme. C’est quelque chose d’autre qui s’est tu.


Le mental, ce bavard infatigable, s’est mis sur pause. Il ne dit plus : “Tiens, ça c’est un chêne, ça c’est un érable, voilà une mousse intéressante.” Il ne juge plus : “J’aurais préféré un peu plus de lumière… ou le chant du merle pour une touche poétique supplémentaire ».

Le mental ne commente plus. Il laisse simplement les perceptions apparaître telles qu’elles. 


Dans cet absence de commentaire, se révèle en arrière plan une paix qu’aucun arbre ne produit, mais que leur présence ne vient pas non plus perturber.


Alors je pourrais croire que cette paix vient du décor. Mais en vérité, elle vient de l’absence d’étiquetage.


Et c’est là que quelque chose se retourne : si je ne mets plus d’étiquettes sur la forêt, elle est paisible. Elle me met en joue. Elle pointe simplement vers l’ouverture transparente au-dessus de mes épaules. Mais si je ne mets plus d’étiquettes sur la ville, sur les gens, sur les cris, sur les rires, sur les bruits des Klaxons ou la rumeur continue du périphérique, que se passe-t-il ?


Est-ce que la paix dépend du silence extérieur… ou de l’absence de commentaire intérieur ?


Je chante à l’Opéra. J’ai une famille. Je vis à Paris. Je sais ce que c’est que le tumulte, les sollicitations, les injonctions, les pleurs d’enfant à quatre heures du matin, la fatigue et parfois l’épuisement. Et pourtant, au cœur de ce tumulte, je pressens la même paix qu’en forêt.


Comment est-ce possible ? 


Tout simplement parce qu’il n’y a ici rien à éviter, ni rien à rechercher. Je ne cherche pas à m’évader du tumulte. Je cesse simplement de vouloir que l’instant présent soit autre chose que ce qu’il est. Je laisse tomber les filtres, les jugements, les préférences mentales. Et immédiatement une douce évidence affleure, même au cœur du chaos.


Ramana Maharshi disait que la paix est notre véritable nature, et qu’il n’est pas nécessaire de la chercher ailleurs que là où nous sommes. Nisargadatta Maharaj - mon maître posthume - disait : « ce n’est pas le monde qui vous trouble, c’est votre attachement à vos propres idées à son sujet ».


La forêt n’est pas calme. Elle est simplement perçue sans commentaire.


Et si l’on pouvait appliquer cela à chaque instant ? Si l’on regardait un visage humain comme on regarde un arbre : sans attente, sans jugement, sans projet ? Alors même une foule de métro devient sacrée. Même le brouhaha des enfants devient silence.


Le silence n’est pas l’absence de bruit. C’est la présence pure, sans commentaire. Et cette présence, on ne peut pas la faire venir par une pratique. Il suffit de reconnaître qu’elle est déjà là. Toujours. Partout. Sous les feuilles, dans la mousse ou les bois morts comme dans un grand magasin bondé, sur la Place de la République au cœur d’une manifestation géante, dans ta voiture pris dans les embouteillages au son des sirènes des ambulances. 


Douglas Harding écrivait que cette vision sans tête et donc impersonnelle est une méditation parfaite, non seulement dans une forêt calme, mais aussi au marché, dans la rue, dans la foule. C’est là toute la beauté : il n’y a plus besoin de conditions spéciales quand la reconnaissance est claire. Ce qui se révèle alors, ce n’est pas que le monde soit soudainement devenu plus silencieux, mais une simple attention libre. Une écoute sans attente, délestée du moi et naturellement présente à ce qui est.


Au final ce n’est pas la forêt qui est calme. C’est toi lorsque tu ne t’identifies plus à aucune image. 

L’expérience de basculement de la Conscience

 

Je te propose une expérience simple. Tu es là. Il y a des pensées, des sensations,  des sons, des images, des émotions ou des tensions peut-être. Et puis cette question surgit : qu’est-ce qui est conscient de tout ça ? La pensée, la sensation, l’humeur du moment … tout cela est perçu. Mais par quoi est-ce perçu ? Par quoi est-ce que toutes ces perceptions sont connues ? 

Laisse une réponse émerger naturellement. 

Ça peut dire : moi, la conscience, Dieu, le Soi, je ne sais pas. Mais même cette réponse-là, elle est perçue aussi. Tu es déjà en train de voir la réponse. De l’entendre. De la ressentir. D’en être le témoin immuable. 

Alors une deuxième question peut naître, naturellement : d’où vient ce que tu viens de dire ? D’où vient ce “moi” ? D’où vient cette idée de conscience ? D’où vient le sentiment d’exister, ou le fait même de se poser la question ? D’où vient le « je ne sais pas » ou « Dieu »… 


Et là… plus rien à quoi s’accrocher. Il n’y a pas de lieu d’où tu viens. Il n’y a pas un point d’origine dans l’espace ou dans le temps où tu pourrais dire : “c’est ici que je suis né en tant que conscience”.

Ce que tu es, ça ne commence pas. Ce que tu es ne peut pas être placé quelque part. Tu ne peux pas te désigner. Tu peux juste te reconnaître. Maintenant.

Pas comme une personne et non plus comme une chose qu’on pourrait définir. Mais comme ce qui est là, toujours là, sans nom, sans image et qui accueille tout ce qui passe.

C’est tout. Pas besoin d’aller plus loin. Deux questions suffisent, parfois, à faire tomber le château de cartes de nos repères mentaux. Et dans cette dissolution, rien n’a disparu. Tout est là, simplement libéré du besoin d’être saisi.


mercredi 11 juin 2025

Trois récits d’éveil

 Depuis plus de deux mille ans, le mythe de la caverne, tel que Platon le raconte dans La République, continue d’interpeller ceux qui s’interrogent sur la nature de la réalité. Il décrit un groupe d’êtres humains enfermés dans une grotte, enchaînés depuis leur naissance, ne pouvant voir que le mur devant eux, sur lequel sont projetées des ombres. Pour eux, ces ombres sont le monde. Ils n’ont jamais rien vu d’autre. Et ils n’ont même pas l’idée qu’il puisse y avoir autre chose. Ce qu’ils perçoivent leur suffit. Ils vivent dans une illusion, mais ils n’en sont pas conscients. Ils sont parfaitement adaptés à cette illusion, comme nous le sommes, peut-être, à la nôtre.


Un jour pourtant, l’un d’eux se retourne. Peut-être est-il libéré par quelqu’un, peut-être est-ce un mouvement intérieur. Ce n’est pas précisé. Mais il se retourne. Et il voit, pour la première fois, autre chose que les ombres. D’abord, il est aveuglé. Il ne comprend pas. La lumière lui fait mal aux yeux. Il est tenté de revenir en arrière. Mais peu à peu, il s’habitue à cette clarté. Il découvre les objets réels, puis le feu qui les éclaire. Il finit par sortir de la grotte. Et là, il découvre le monde à ciel ouvert, la lumière du soleil, la source de toute vision.


Ce qu’il découvre est renversant : tout ce qu’il croyait réel n’était qu’un reflet, un simulacre. Et ce qu’il prenait pour la vérité n’était qu’une illusion. C’est le cœur même de l’éveil : non pas une acquisition de quelque chose, mais la fin de l’illusion. Un retournement radical. Le réel ne change pas. C’est le regard qui s’ouvre.


Trois récits, trois époques, trois styles — mais un même appel. Platon, Truman, Neo. À chaque fois, un être humain commence à se poser une question qu’il ne s’était jamais posée : et si ce que je prends pour la réalité n’était qu’une illusion ? Et si ce que je crois être moi n’était qu’un rôle, un masque, un programme ? Et si je n’avais jamais vraiment regardé ?


Le mythe de la caverne, The Truman Show, Matrix : chacun de ces récits met en scène une traversée, une rupture du connu, un chemin qui ne va nulle part ailleurs qu’au centre même de l’être. Ce qui se fissure, ce n’est pas le monde — c’est la croyance que nous avons sur lui. Ce qui se brise, ce ne sont pas les apparences — c’est l’attachement que nous avons à leur accorder une réalité autonome. Et ce qui naît, dans cette brèche, ce n’est pas une nouvelle image, une nouvelle théorie, une nouvelle croyance : c’est un regard. Une disponibilité. Une liberté. Ma


Sortir de l’esclavage, ce n’est pas fuir la caverne ou détruire le décor. C’est reconnaître qu’il n’a jamais enfermé que notre propre façon de voir. Et ce retournement, même s’il semble extérieur, est d’abord intérieur : un retournement du regard, vers sa source.


Et toi, peut-être que cela te parle. Peut-être qu’il t’arrive, en ce moment même, de douter de ce que tu croyais si fermement. Peut-être que certaines choses de ta vie semblent s’effondrer, non pas parce qu’elles disparaissent, mais parce qu’elles ne te paraissent plus aussi pleines qu’avant. Peut-être que certaines de tes convictions les plus intimes se fissurent. Peut-être que tu commences à voir que ce que tu appelles « toi » n’est pas aussi solide, aussi séparé que tu le pensais.

Tu continues à vivre ta vie, à prendre des décisions, à penser, à ressentir. Mais il y a peut-être des instants où tout cela te semble un peu étrange, comme si tu assistais à ta propre existence depuis un autre endroit. Comme si, soudain, ce que tu prenais pour la réalité n’était plus tout à fait crédible. Tu n’as pas forcément les mots pour le dire. Ce n’est pas toujours spectaculaire. C’est souvent très discret. Mais quelque chose regarde. Quelque chose voit que ce que tu prenais pour le monde est, en fait, vu. Que tout cela apparaît quelque part. Et ce quelque part, c’est toi.

Tu n’as pas besoin de croire à une théorie. Tu n’as pas besoin de changer de vie. Tu peux juste regarder. Est-ce que tout ce que tu perçois — les sons, les objets, les pensées, les émotions — n’apparaît pas en toi ? Est-ce que ce que tu appelles le monde ne se présente pas, toujours, à la conscience ? Et cette conscience, as-tu jamais été séparé d’elle ?

Et si le monde n’était pas simplement ce que tu vois autour de toi, mais ce par quoi tu vois — ce qui rend toute perception possible ? Tu regardes des objets, des visages, des paysages. Tu entends des sons, tu touches des choses, tu ressens des émotions. Tout cela, tu l’appelles le monde. Mais tout cela se présente à toi, dans ta conscience. Rien n’est perçu en dehors de cette conscience. Le monde entier est dans ton expérience. Ce que tu perçois comme extérieur est toujours déjà intérieur à ta perception.

Le monde change tout le temps. Les formes passent, les pensées vont et viennent, les sensations se transforment. Mais ce qui voit tout cela, ce par quoi tout cela est vu, ne change pas. C’est silencieux. Présent. Inaperçu. Mais toujours là. Tu ne peux pas le voir comme un objet, mais sans cela, rien ne serait jamais vu.

Peut-être alors que tu n’es pas un être séparé dans un monde extérieur. Peut-être que le monde est une apparition dans ce que tu es vraiment. Et que ce que tu es, c’est cet espace de conscience dans lequel tout cela a lieu.

Ce n’est pas une idée. Ce n’est pas une conclusion. C’est une évidence à retrouver, ici et maintenant. Tu n’as rien à atteindre. Tu n’as qu’à reconnaître ce qui a toujours été là.


Un verset de la Gita pour faire basculer la Conscience

 


Depuis une quinzaine d’années, je redécouvre encore et encore la Bhagavad Gîtâ par petites touches. Car c’est un concentré d’enseignements non duels qui vivifient l’esprit et ouvrent le cœur. Je ne la lis pas d’un seul trait, mais je savoure ce texte sacré par intermittence et il me met toujours en joie. 

Ces derniers jours, je relisais le chapitre XV. Et ce matin, une image m’a halluciné : celle de l’arbre aux racines en haut et aux branches en bas. Je suis resté un long moment à me laisser imprégner par cette métaphore, à la symbolique mystérieuse. Je l’ai laissée descendre dans le cœur. Et voilà…

Le symbole de l’arbre inversé, tel qu’il apparaît dans la Bhagavad Gītā (chapitre XV, versets 1 à 3), est l’un des plus puissants et mystérieux de toute la pensée spirituelle indienne. Mais ce n’est pas un symbole isolé. On le retrouve dans de nombreuses traditions, souvent comme image d’un retournement intérieur, d’une inversion du regard, ou d’un passage entre les mondes.

Ainsi, dans le Tarot de Marseille, la carte XII, Le Pendu, représente un être suspendu la tête en bas, les mains dans le dos, dans une posture paradoxale d’apparente impuissance… et pourtant, son visage est paisible et éclairé. Ce retournement n’est pas une chute, mais une suspension du monde ordinaire.

On retrouve également des évocations de l’arbre inversé dans certaines traditions chamaniques, où les racines plongent dans le ciel, et les branches s’enfoncent dans les mondes souterrains, symbolisant l’arbre cosmique reliant les trois plans de l’être : ciel, terre et infra-monde.

Dans le soufisme, cette inversion peut se lire dans l’enseignement du maître qui invite à « mourir avant de mourir » : retourner à la source avant même que le corps ne disparaisse.

Ce motif universel de l’arbre retourné est une invitation à un retournement fondamental : plutôt que l’effort habituel vers le haut, il s’agit ici d’un effondrement vers l’origine ; un abandon du regard horizontal et temporel vers une intuition verticale, un éternel maintenant ; Du coup, ce que nous prenions pour des racines (l’incarnation) révèle sa sève céleste, et ce que nous croyions être le sommet (la tête, l’ego, la volonté) s’incline humblement vers la terre.

« On dit que ce monde est comme un aśvattha, un figuier sacré, aux racines en haut et aux branches en bas. Ses feuilles sont les hymnes védiques. Celui qui le connaît est un connaisseur du Veda. » (Bhagavad Gîtâ, XV.1)

Il y a dans ce verset un mystère, une image très étrange d’un arbre renversé. Ses racines ne plongent pas dans la terre, mais dans le ciel. Ses branches ne s’élèvent pas vers la lumière, elles tombent vers le bas. Et ses feuilles ? Elles sont faites de chants, d’hymnes, des anciennes paroles des Rishis (les êtres éveillées à leur vraie nature). 

À première vue, cela peut sembler abstrait, voire hermétique. Et pourtant, quand on prend le temps de laisser résonner cette métaphore, quelque chose de profond se dévoile : une invitation à retourner le regard, à contempler le monde non depuis ses formes, mais depuis sa source.

Dans la vision ordinaire, le monde semble solide, réel, existant par lui-même. C’est ce que l’on appelle la vision physicaliste du monde — et c’est en somme la perspective dominante de notre culture moderne depuis deux mille ans et qui depuis la fin du 19e siècle positiviste a presque exclu de notre civilisation toute transcendance au sens profond de ce terme. Nous croyons voir les choses telles qu’elles sont, comme si elles étaient autonomes, comme si elles existaient en dehors de toute conscience, indépendamment de tout regard. Nous croyons que la conscience est née du monde, qu’elle serait un produit tardif de la matière, une fonction émergente du cerveau ou de l’évolution. 

Mais la Gîtâ nous rappelle tout autre chose : c’est le monde qui est né de la conscience.

Ce renversement est radical. Il ne s’agit plus de chercher l’essence des choses dans les choses elles-mêmes, mais dans cela par quoi elles sont perçues. Cette remarque devient encore plus claire si l’on prend un instant pour écouter les mots que nous utilisons. J’ai appris il y a quelques années que le mot « chose » venait  du latin res, qui lui-même provient d’une racine indo-européenne signifiant affaire, objet, cause. C’est ce même mot res qui a donné le mot réalité : ce que nous appelons « la réalité » est donc littéralement ce que nous appelons « les choses ». Depuis les Grecs, la pensée occidentale s’est construite sur cette équivalence implicite : ce qui est réel, ce sont les choses. C’est ce que l’on peut nommer, mesurer, isoler, peser. Mais ce que propose ici la Gîtâ, ce n’est pas un monde fait de choses, c’est un monde qui pousse comme un arbre à l’envers depuis l’invisible, depuis ce qui est au-delà de toute chose.

Comme le dit la Kena Upanishad : « Ce n’est pas ce que les yeux voient, c’est ce par quoi les yeux voient : cela est le Brahman. »

Dans cet arbre sacré, les feuilles ne sont pas simplement des feuilles comme celles qu’on trouve dans la nature. Elles représentent ici les paroles de sagesse, les chants anciens, les textes spirituels authentiques c’est à dire non duels, qui ont été transmis au fil des siècles. On peut les voir comme tout ce qui, dans ce monde, porte encore la mémoire du sacré. Ce sont les signes visibles d’une origine invisible. Ces paroles, ces enseignements, ces traditions ne sont pas là pour être adorés en eux-mêmes, mais pour rappeler qu’il existe une racine plus profonde, une source silencieuse à laquelle tout est relié.

Mais là encore, il ne s’agit pas de sacraliser les mots. Celui qui « connaît » l’arbre ne se contente pas de réciter les hymnes — il reconnaît en lui-même la racine de tout. Il voit le monde comme un reflet, et la conscience comme l’unique réalité. Il nous invite à ne pas confondre le doigt avec la lune, ni la feuille avec la racine ou le serpent avec la corde. 

La non-dualité ne nie pas le monde. Elle le voit pour ce qu’il est : une apparition dans la conscience, un jeu de formes dans l’être.

Huang Po disait : « Les gens ignorent ce dont l’illusion est faite. » Ils veulent s’en libérer, mais sans jamais voir ce qui la compose. Ils combattent les formes sans jamais regarder la lumière qui les rend visibles. Ce n’est pas le monde qu’il faut rejeter, mais l’oubli de sa nature. L’illusion n’est pas une erreur grossière ; c’est un malentendu silencieux, une sorte distraction hors de soi, une simple erreur d'inattention. Et ce malentendu cesse dès qu’on regarde depuis ce qui voit.

L’image de l’arbre inversé évoque aussi le reflet d’un arbre dans l’eau : ce que nous voyons n’est pas la réalité, mais une image inversée, instable, éphémère. Le monde est comme ce reflet - réel en apparence, mais dépendant de ce qu’il reflète. Ramana Maharshi disait : « Ce monde n’est qu’un rêve. Tant que l’on ne se réveille pas, on le prend pour réel. »

Le verset se termine par une invitation à retourner le regard vers ce qui regarde en nous : « Celui qui connaît cet arbre est un connaisseur du Veda. » Autrement dit, ce n’est pas celui qui récite les textes qui connaît, mais celui qui voit l’arbre depuis ses racines - c’est-à-dire celui qui a reconnu la conscience comme origine de toute chose. « Celui qui voit l’inaction dans l’action, et l’action dans l’inaction, celui-là est un sage parmi les hommes. » (Bhagavad Gîtâ, IV.18)

Et Maître Eckhart le dit dans une langue toute occidentale mais profondément voisine : « L’œil avec lequel je vois Dieu est le même œil avec lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule vision, une seule connaissance, un seul amour. »

Quand tu retires ton attention des branches — les pensées, les formes, les objets - et que tu reviens à la racine silencieuse qui perçoit tout cela, tu n’en es plus le prisonnier. Tu reconnais que l’univers entier est une expression de toi. Tu reconnais que tu es le sans-forme qui prend toute forme. Et soudain, le texte devient vivant pour toi. Il vibre. Et éveille le Silence en Toi, Celui-là même dont Il est fait. Il ne décrit plus un monde de symboles anciens appartenant à une tradition qui nous serait étrangère. Il pointe directement vers ce que tu es vraiment. Il s’éveille en toi. Et toi, tu t’éveilles à ce que tu as toujours été.

Je laisserai à Maître Eckart le dernier mot :

« Que celui qui ne comprend pas ce discours ne s’en afflige pas dans son cœur ;

car ce discours n’est pas humain,

mais il est né d’un pur engendrement de Dieu,

et seul celui qui est dans le même esprit, dans cet état d’union,

peut en comprendre le sens véritable. »




L’illusion est faite de la réalité

 



Huang Po disait : « Les gens ignorent ce dont l’illusion est faite. » Ils veulent s’en libérer, mais sans jamais voir ce qui la compose. Ils combattent les formes sans jamais regarder la lumière qui les rend visibles. Ce n’est pas le monde qu’il faut rejeter, mais l’oubli de sa véritable nature. L’illusion n’est pas une erreur grossière ; c’est un malentendu silencieux, qui naît d’une distraction hors de soi, d’une simple erreur d’attention. Et ce malentendu cesse dès qu’on regarde depuis ce qui voit.


Prochain Satsang par zoom (830 899 8788) et sur place à Paris dimanche 15 juin à 19h30. 

lundi 9 juin 2025

La transmission non duelle



Un enseignant non duel ne transmet pas une connaissance formelle.

Il ne donne rien sur quoi l’on puisse construire ou se raccrocher. Il ne propose ni méthode, ni voie, ni but à atteindre. C’est tout sauf du développement personnel. Il ne vous promet rien de demain, ne vous enferme dans aucun système. Il invite simplement à reconnaître ce qui est déjà là — ce qui ne peut être ni appris, ni oublié, ce que vous êtes déjà avant toute pensée à tô sujet.


Je parle ici de cette figure qu’on appelle parfois « enseignant spirituel » ou « enseignant non duel », mais au fond je ne me prends pour rien de tel. Il n’y a véritablement personne ici pour prétendre transmettre quoi que ce soit. Comme le formulait élégamment Douglas Harding et c’est un vécu direct, je ne suis pas ici ce que je parais être là-bas. 

Alors si une transmission semble avoir lieu, elle n’est pas personnelle, elle ne vient pas d’un moi vers un autre, mais du Silence vers Lui-même — par une sorte d’ « effacement mutuel ». Ce que j’appelle parfois “je” est simplement un canal, un passage vide, un ami qui pointe vers l’évidence momentanément et en apparence oubliée.


L’enseignant véritable ne laisse rien d’autre que le silence — un silence vibrant, vivant, sans forme, sans histoire. Il tranche les cordons identitaires et l’illusion du temps linéaire. Il t’invite à réaliser que la douceur ou l’intensité d’être que tu cherchais au travers des expériences et des accomplissements divers et variés se trouve ici-même, au cœur de chaque instant. Tu es cela — ce regard d’enfant, cette clarté sans bord, cette douce présence accueillante.


L’enseignant non duel parle à partir du Silence et offre en partage l’espace de Silence sans forme et sans âge de la Présence impersonnelle. Comme le disait Sri Nisargadatta Maharaj :

« Je ne vous demande pas de me croire, je vous demande de regarder. »

(I Am That, entretien 57)


Rien n’est ajouté. Rien n’est retiré. Il n’y a pas d’effort, pas de devenir. La transmission est le silence même. Elle agit parfois comme un choc intérieur, parfois comme un effacement tranquille — mais toujours, elle ramène à ce que tu n’as jamais cessé d’être, sauf en imaginaire. 


L’enseignant véritable ne te laisse rien d’autre que vous-même.

Il te laisse seul — seul face à toi-même, ou plutôt face à cette absence de toi-même. Car ce que tu prenais pour toi-même n’a jamais été que formes passagères dans l’esprit : images, histoires, souvenirs, projets. À l’arrière-plan de tout cela : une pure évidence d’être, sans nom, sans histoire et sans limites.


« Ce que vous êtes est plus proche que la pensée, plus intime que le souffle. Vous êtes Cela par quoi tout est su. »

— Chandogya Upanishad VI.8.7


Je t’invite à un changement de paradigme — une translation de l’attention depuis le contenu de la Conscience (les perceptions, les sensations, les pensées) vers la Conscience pure, inconditionnée, toujours présente.


Je t’invite à inverser la flèche de l’attention à 180 degrés — pour réaliser qu’il n’y a personne derrière le regard, l’écoute ou les pensées. À rebours des pensées et des perceptions, il n’y a ni penseur, ni acteur.


« Ce n’est pas l’œil qui voit, c’est Cela par quoi l’œil voit. Ce n’est pas l’oreille qui entend, c’est Cela par quoi l’oreille entend. »

— Kena Upanishad, I.2


Ce retournement est radical. Il ne demande ni croyance, ni diplôme, ni compréhension mentale. Il ne s’apprend pas. Il se vérifie, instantanément, par l’attention nue.


Si tu ne fais pas référence à la mémoire, ni aux associations mentales, mais acceptes de simplement te donner entièrement à une expérience directe, sans préjugés et en laissant tomber tes savoirs de seconde main — à partir de quoi ce texte est-il perçu ?


Par une tête ou une absence de tête ?

Par deux petits yeux opaques et colorés — ou par un grand œil unique, un espace sans forme et sans âge ?

Comme le disait Douglas Harding :

« Je ne suis pas ce visage vu dans le miroir. Ici, à zéro centimètre de moi, il n’y a pas de visage. Il y a un espace vide, clair, accueillant. »

— Vivre Sans Tête, ch. 1


Cet espace est-il chinois, suisse, anglais, vietnamien ?

A-t-il un genre ? Est-il féminin ou masculin ? A-t-il un âge, une histoire, des caractéristiques, des préférences ?

Est-ce un moi ou une absence de moi ? Est-ce personnel ou impersonnel ?


« L’Esprit qui est en vous et l’Esprit qui est en moi sont Un seul et même Esprit. Ce n’est pas moi qui vous parle, c’est l’Esprit qui parle à l’Esprit. »

— Jean Tauler, Sermon sur l’Unité


Si tu réalises que tu es cet Espace impersonnel, que tu n’avais jamais été que Cela, et que le reste n’est que volutes de fumées imaginaires, mémoires de perceptions passées — alors il se peut qu’un léger sourire se dessine discrètement dans le ventre et à la commissure des lèvres.


Un sourire sans propriétaire. Un sourire sans raison. Un sourire d’avant qu’Abraham ne fut.