Dans la tradition non-duelle, deux grandes approches ont été proposées pour parler de l’apparition du monde et de la relation entre le Soi (ou Brahman) et les phénomènes. J’ai eu tantôt recours à l’une tantôt à l’autre. Ces approches ne sont pas des doctrines figées, mais des tentatives pédagogiques pour pointer vers l’Indicible. Elles sont comme deux degrés d’intensité dans le retournement du regard.
Vivartavāda est l’approche la plus répandue dans les premiers textes de l’Advaita Vedānta. Elle signifie littéralement la doctrine de la « modification apparente » ou de la « transformation illusoire ». Le monde, selon cette vue, n’est pas réel en soi ; il apparaît comme une superposition illusoire sur le Réel, à la manière du serpent projeté sur la corde. Ce que nous appelons monde, corps, pensées, temps, naissance et mort… tout cela n’a pas d’existence propre, mais n’est qu’une apparence prenant appui sur la réalité unique de Brahman. C’est la pédagogie de la non-dualité progressive : on commence par distinguer entre le réel (le Soi) et l’irréel (le monde) pour ensuite s’établir dans ce qui ne change pas.
C’est ainsi qu’au cœur du Satsang, je propose des méditations discriminatives entre les perceptions et Cela qui les connaît, Cela qui perçoit, que l’on propose dés pédagogies légèrement indirectes comme l’exploration de la nature de la Conscience et de la Vision Sans Tête de Douglas Harding… etc.
Mais ajātivāda, que l’on trouve de façon plus radicale chez Gauḍapāda dans les Kārikās de la Māṇḍūkya Upanishad, va encore plus loin. « Ajāti » signifie littéralement : non-naissance. Selon cette vue, il n’y a jamais eu de création. Il n’y a jamais eu d’illusion à dissiper. Il n’y a pas eu de monde qui serait apparu puis à transcender, pas d’individu séparé à éveiller, pas de chemin, pas même d’ignorance à surmonter. Tout cela n’est que rêve. Seul le Soi, seul Brahman est réel — et il ne s’est jamais modifié en quoi que ce soit. La dualité, la recherche, la libération, tout cela appartient à une perspective illusoire. Ajātivāda est l’approche la plus radicale de la non-dualité, celle qui ne concède rien à la perspective du devenir.
Cettz perspective radicale apparaît lorsque lon affirme que Tu es déjà ce que tu cherches.
L’un (vivartavāda) peut accompagner doucement l’esprit hors du sommeil, comme une main tendue. L’autre (ajātivāda) est un choc sans appui, une parole très directe : rien n’a jamais été autre que Cela.
Et pourtant, ce ne sont pas deux vérités contradictoires. C’est le même silence qui prend deux langages, selon la maturité de l’écoute. Vivartavāda dit : « Le monde est apparence ; seul Brahman est réel. » Ajātivāda dit : « Il n’y a jamais eu de monde. » Et celui qui voit les deux sait qu’il n’y a jamais eu ni ignorance, ni libération, ni ignorant, ni libéré. Il n’y a que Cela.
L’approche radicale d’ajātivāda résonne pleinement avec ce qu’on appelle aujourd’hui le néo-advaita. Des enseignants comme Tony Parsons, Nathan Gill ou Sailor Bob Adamson répètent sans relâche ce que les Upanishads proclamaient déjà : Tu es Cela. Tat Tvam Asi. Il n’y a rien à chercher, rien à devenir. La recherche spirituelle est elle-même une fuite déguisée. Ce que tu es ne peut pas être trouvé car ce que tu es n’a jamais été perdu.
Aham Brahmāsmi — Je suis Brahman
Prajñānam Brahma — La conscience est Brahman
Ayam Ātmā Brahma — Ce Soi est Brahman
Tat Tvam Asi — Tu es Cela
Ce sont les 4 grandes mahāvākya, les grandes sentences non-duelles issues des Upanishads. Elles ne pointent pas vers une réalisation future, mais vers une reconnaissance immédiate. Maintenant. Ici. Sans délai.
Le problème avec ce genre d’énoncés, est que s’ils sont entendus avec le mental, peuvent produire l’effet inverse de ce qu’ils visent. Ils peuvent être intégrés comme des croyances spirituelles, et non comme des reconnaissances vivantes. On commence alors à dire « je suis conscience », « tout est parfait », « il n’y a rien à faire »… tout en continuant à vivre depuis une identité séparée, réactive, blessée, défensive. On recouvre la peur avec des mots lumineux. On survole les blessures avec un avion non-duel. C’est ce que j’appelle le contournement spirituel. Et c’est beaucoup plus fréquent que vois pouvez l’imaginer.
C’est pourquoi l’Advaita traditionnel, notamment dans la lignée de Shankara, propose une approche légèrement progressive, patiente, intelligente. On commence par discerner (viveka) ce qui change et ce qui ne change pas. On observe les pensées, les sensations, les émotions, et l’on découvre que tout cela apparaît… dans une conscience immobile. Une Présence silencieuse. Non pas conceptuellement, mais dans l’expérience directe.
De là, peut surgir l’investigation du Soi. Ramana Maharshi ne disait pas simplement « Tu es déjà le Soi », il invitait aussi : Qui suis-je ? À quoi t’identifies-tu ? Que se passe-t-il si tu tournes ton attention vers cela même qui est conscient maintenant ? Il ne s’agit pas d’une quête future, mais d’un retournement.
Et dans cette pédagogie du retournement, la Vision sans tête proposée par Douglas Harding est un joyau. Elle permet, sans effort mental, de voir que l’on n’est pas une chose au milieu des choses, mais l’espace d’accueil dans lequel tout apparaît. Elle rend visible, sensible, immédiate, la non-dualité. Ce n’est plus une idée, c’est un basculement direct de perception depuis ce qui est perçu vers ce qui perçoit. Un retournement a 180 degrés de l’attention vers sa source. C’est une invitation à goûter cette pure évidence.
Mais même cette bascule demande une pédagogie et parfois un accompagnement individualisé, un temps d’intégration en tout cas, car tant que les couches profondes de l’identification ne sont pas vues, senties, embrassées, l’ancien réflexe de séparation revient. Et ce n’est pas une erreur. C’est la vie qui mûrit au travers de toi.
La voie du sentir, que j’ai reçue de mon maître Frédéric Moreau, rejoint cette nécessité d’une reconnaissance incarnée. Sentir profondément une peur, une tension, un mouvement de contrôle, sans jugement, sans commentaire, sans vouloir le transformer, c’est déjà reconnaître que ceci est aussi est Cela. La lumière n’exclut jamais l’ombre : elle l’absorbe.
Alors, l’approche directe du néo-advaita et l’approche progressive de l’Advaita classique ne s’opposent pas. Elles se complètent. L’une déchire le voile d’un coup. L’autre accompagne l’intégration. L’une dit : Tu es déjà Cela. L’autre aide à reconnaître ce qui, en nous, continue de faire comme si on ne l’était pas.
Et c’est cela, au fond, la vraie pédagogie non-duelle : aider la conscience à se reconnaître à travers ses propres résistances, non pour les détruire, mais pour les embrasser.
Au final c’est toujours l’Amour qui revient à Lui-même bien sûr, mais pour que ce retour soit une expérience vivante et incarnée, il faut souvent accepter un apparent cheminement pour embrasser l’ombre et les divers angles morts.
L’évidence non duelle défige toute posture, et révèle en chaque UN une humilité sans personne de humble.
Nisargadatta Maharaj ne disait il pas :
« Quand je vois que je ne suis rien, c’est la sagesse.
Quand je vois que je suis tout, c’est l’amour.
Et entre les deux, ma vie s’écoule. »
Et n’oublions pas que Maître Eckhart insistait : « Lorsque je cherche Dieu par une seule et unique voie, je trouve la voie mais perds Dieu caché dans la voie. Lorsque je cherche Dieu par aucune voie particulière (par le cœur) je perds la voie et trouve Dieu tel qu’il est et il est la Vie même. »