« Si tu souffres aujourd’hui, c’est que dans une vie passée tu as fait du mal. Si tu es riche et puissant, c’est parce que tu as accumulé du bon karma. Dans la prochaine vie, si tu continues à être obéissant et généreux, tu auras une meilleure condition. »
Voilà à quoi ressemble la version populaire du karma, telle qu’on la trouve dans les discours religieux simplifiés. Tu as un mauvais karma ? Cela veut dire que, dans une autre existence, tu as commis une faute. Tu as un bon karma ? Alors tu récoltes les fruits de tes vertus passées. Tout cela fonctionne comme un conte moral : fais le bien et tu seras récompensé, fais le mal et tu seras puni. Mais au lieu d’être ramenée à l’enfance, cette pédagogie est projetée sur plusieurs vies, avec un carnet de notes invisible qui te suit d’incarnation en incarnation.
Ce récit est séduisant parce qu’il donne une explication à la souffrance et un sens au destin. Mais il a aussi une fonction sociale évidente : il encourage à accepter sa condition, surtout lorsqu’on fait partie des classes dominées. Dans l’Inde ancienne, où la doctrine des castes organisait la société, la croyance dans le karma personnel servait d’outil de résignation : si tu es né intouchable, c’est la conséquence de tes fautes passées ; si tu es né brahmane, c’est la récompense de tes vertus. L’injustice sociale trouvait ainsi une justification cosmique.
Or, si l’on gratte un peu, ce schéma est d’une grande naïveté. Il repose sur l’idée qu’il y aurait une âme individuelle, une sorte de « petit moi éternel », qui se balade de corps en corps, accumulant ses points de mérite ou de démérite. C’est une spiritualité enfantine, utile comme récit moral, mais qui ne résiste pas à l’intuition non-duelle.
Dans les textes védiques, le mot karma ne signifie pas réincarnation. Il signifie simplement « action ». Et oui, il y a des actions, des causes et des effets dans le monde relatif. Mais transformer le karma en une dette personnelle qui s’attacherait à une âme pour traverser des existences successives suppose l’existence d’un porteur permanent. C’est précisément cette hypothèse que l’intuition non-duelle déconstruit.
Ramana Maharshi l’exprime clairement :
« Le Soi n’a ni karma, ni naissance, ni mort. Ce sont les notions de l’ego. Quand l’ego disparaît, le karma disparaît avec lui. » (Talks n°146)
Autrement dit, le karma n’a de sens que pour l’ego. Tant que l’on croit être une personne qui agit, il semble naturel de croire aussi que cette personne récolte les fruits de ses actes. Mais lorsque l’ego se dissout, il devient clair qu’il n’y a jamais eu d’acteur. L’action se produit, la conscience l’éclaire, mais il n’y a personne derrière pour la posséder.
Nisargadatta Maharaj est encore plus radical :
« L’idée même de réincarnation repose sur une erreur fondamentale : celle de croire qu’il y a un “moi” qui persiste d’une vie à l’autre. Mais ce “moi” est un mirage. Ce qui est réel n’a pas de naissance. » (I Am That, dialogue 45)
Ce que ces maîtres disent, c’est que la réincarnation est une hypothèse pédagogique. Elle peut encourager à une conduite éthique, mais elle n’est pas une vérité ultime. Il n’y a jamais eu de voyageur. Il n’y a pas de substance personnelle qui se déplace de vie en vie.
D’autres traditions ont pourtant imaginé quelque chose de semblable.
Dans le bouddhisme, on parle de renaissance, mais pas d’une âme qui transmigre. Il s’agit plutôt de la continuité d’un processus conditionné, comme une flamme qui en allume une autre. Pas d’entité permanente qui se balade.
Dans le platonisme, on retrouve l’idée d’une âme immortelle qui survit et se souvient de ses vies antérieures (cf. le mythe d’Er). Mais l’intuition non-duelle rend évidente la fausseté de ce schéma : ce qui est immortel n’est pas une personne, mais la conscience elle-même.
Dans certaines formes de gnose, on parle d’une étincelle divine prisonnière de la matière, qu’il faut libérer pour qu’elle retourne à sa source. Mais là encore, l’intuition non-duelle montre que l’idée d’une parcelle séparée à délivrer est illusoire.
Les Écritures indiennes vont dans le même sens. L’Ashtavakra Gītā affirme :
« Tu n’es ni l’acteur, ni celui qui jouit des fruits de l’action. Tu es pure conscience, libre de tout attachement. » (1.4)
La Katha Upanishad déclare :
« Le Soi n’est ni né, ni ne meurt ; il ne vient pas à l’existence. Non né, éternel, il ne meurt pas quand le corps meurt. » (2.18)
Et Ramana résumait cela dans la doctrine d’ajāta vāda, la non-naissance :
« Il n’y a jamais eu de monde, jamais eu de naissance, jamais eu d’ignorance. Ce que tu es, est ce que tu as toujours été. » (Talks n°28)
On comprend alors que le karma, pris au sens de loi impersonnelle de cause et d’effet, peut décrire le fonctionnement du monde relatif. Mais le karma compris comme transmigration d’une âme est une simplification destinée à nourrir l’ego et, souvent, à maintenir un ordre social.
Pour le chercheur, la différence est décisive. La croyance en la réincarnation personnelle transforme la spiritualité en une gestion de bilan : purifier, accumuler, préparer la prochaine vie. C’est une vision utilitaire, rassurante, mais qui entretient l’illusion d’un moi à sauver. L’intuition non-duelle, elle, montre que cette âme séparée n’a jamais existé.
Ce que tu es n’est pas un être en devenir. Ce que tu es n’a pas de passé à porter, pas de futur à préparer. Le karma appartient au rêve, mais tu n’es pas dans ce rêve. Tu es la lumière même dans laquelle ce rêve apparaît et disparaît, par laquelle le rece est connu, et ultimement dont le rêve est fait.





