Feel it !




Paroles et musique de Dan Speerschneider
un album pour célébrer la vie ;-)

dimanche 30 septembre 2018


Murakami et "Kafka sur le Rivage" 
Une littérature qui fait vaciller notre mode de perception duel et pointe vers le mystère de l'Être


En dehors des histoires de ses romans, en elle-mêmes envoûtantes, dotées d'un suspense haletant et, qui comme des visions oniriques s'échafaudent en une architecture à la fois évanescente et complexe, comme celles des cathédrales, Haruki Murakami possède ce don très rare de laisser de l'espace, beaucoup d'espace libre entre les pièces de son puzzle stupéfiant. Et, avant que le dernière pièce du scénario semble avoir trouvé sa place, il a déjà ouvert d'autres pistes où s'enchevêtrent déjà d'autres puzzles, et vous voilà lecteur, de nouveau, comme le disait Maître Eckhart dans son sublime poème mystique du "Grain de Sénevé", "à la trace du désert" ... 

C'est comme s'il devinait, alors qu'il est lui-même un conteur invétéré et prolixe, que toute histoire, aussi fascinante qu'elle soit ne faisait que nous renvoyer vers un plus grand mystère encore. C'est comme si pour Murakami tout savoir et toute forme nous conviait nécessairement vers un espace de non savoir. C'est un conteur des liens ténus entre les divers niveaux de réalité. Et lorsque les fondements de ce que l'on appelle communément "la réalité" s'ébranlent, le lecteur se reconnecte au mystère abyssal de La Vie.

Haruki Murakami sait avec merveille jouer avec le flottement des possibles qui débouchent parfois sur d'improbables impossibles auxquels nous finissons par consentir. Il prend un soin extrême à  convoquer une atmosphère d'inquiétante étrangeté où les bases même de la nature de la réalité se mettent à vaciller.

Les changements brusques d'univers, de personnages et de niveaux de réalité qui, au départ semblaient n'avoir aucun rapport entre eux et puis qui vont soudainement s'enchevêtrer, finissent par fluidifier dangereusment l'attention du lecteur.

Lire Harukami risque de vous plonger dans une expérience littéraire inédite d'expansion de conscience où la réalité prend des allures étonnamment élastiques. Et, qu'y a-t-il de plus beau que laisser le mode habituel de perception se lézarder ? Ce n'est que lorsque nos savoirs habituels se fissurent que l'étonnement fulgure. Et, l'étonnement toujours culmine dans l'étonnement d'être.

Murakami est par excellence l'artiste des chemins de traverse, de l'être ange et des passages secrets entre les mondes grossiers et subtils.

Dans ses histoires, bruisse une incessante et déroutante alternance entre, d'une part, la quotidienne banalité de ses personnages - un monde très cohérent et rassurant où abondent les descriptions des repas, des loisirs ordinaires, des goûts vestimentaires et musicaux au cœur d'une petite vie tranquille - un monde tel que nous le connaissons soumis aux lois implacables de la causalité linéaire et, d'autre part, un monde aux propriétés magiques comme celle du rêve ou d'univers parallèles, régies par d'autres lois beaucoup plus mystérieuses et, qui semblent coexister avec le notre, ici et maintenant. Cette intime imbrication magique d'univers parallèles est susceptible de désencombrer notre sensibilité de ses conditionnements et d'ouvrir notre appétence pour le merveilleux.

J'ai lu presque toute l'œuvre de Murakami et "Kafka sur le rivage" est sans doute son chef d'œuvre. La lecture de ce roman s'apparente au pouvoir mystérieux qu'une plante hallucinogène comme l'Ayahuesca peut avoir sur vous si vous l'ingérez en conscience. Laissez la substance étrange de la plante sous forme d'un conte s'infuser en vous et prendre les commandes de votre corps mental. Pour celui ou celle qui a gardé son âme d'enfant intacte et, qui n'a pas d'à-priori négatif par rapport à l'imaginaire comme pouvant constituer un pont vers l'ailleurs de l'Ici, ce roman recèle un subtil et paradoxal pouvoir de révélation de votre nature profonde.

Mon conseil : Laissez-vous prendre et surprendre.

Je vous livre ici quelques extraits où pour les personnages au cœur du rêve perle la lucidité d'être.

"Je suis libre. Je ferme les yeux et réfléchis intensément à cette liberté. Mais je n'arrive pas très bien à comprendre ce que cela signifie. Tout ce que je sais, c'est que je suis seul. Dans un endroit inconnu. Un explorateur solitaire qui a perdu sa boussole et sa carte. C'est ça être libre ? Je n'en sais rien, et je renonce à poursuivre ma réflexion."



À un moment, le jeune héros en fugue, Kafka (15 ans) s'interroge en compagnie d'un autre personnage, Oshima, qui est bibliothécaire, sur un roman de Sôseki, "Le Mineur", qu'il vient de lire et partage ses impressions avec lui.

"J'ai refermé ce livre avec un sentiment bizarre. Je me demandais ce que l'auteur avait voulu dire exactement. Mais c'est justement ce "je ne sais pas ce que l'auteur a voulu dire exactement" qui m'a laissé la plus forte impression."

Là encore nous retrouvons clairement exprimée cette indicible plénitude d'être qui fleurit dans l'espace de non savoiir.

Il continue plus loin en disant : "Le héros du Mineur se contente de regarder ce qu'il a sous les yeux et de l'accepter". Ce qui touche Kafka, c'est cette absence d'arborescence psychologique sur laquelle se base pourtant habituellement la plupart des romans pour bâtir leur trame. Le personnage ici semble vivre de façon extrêmement directe et dépouillé ses divereses expériences, comme une caméra enregistreuse et neutre, comme le regard sans personne de la Vision Sans Tête.

Un des secrets pour fissurer notre carapace de conditionnements et l'attention ordinaire est le changement brusque et répété de l'attention. On passe de l'attention sur une zone où elle semble figée à une zone où l'attention est neutre, d'une perception ayant un caractère dramaturgique ou du moins àune forte connotation personnelle, à une perception à connotation totalement neutre, sans histoire.  Murakami y excelle pour notre plus grand bonheur. Ainsi, c'est presque de façon hypnotique que son écriture même nous invite à dénouer nos prétentions à savoir et laisser la porte ouverte sur de plus grands mystères.

Krishnamurti, dans un tout autre genre était lui aussi passé maître dans le changement brusque de l'attention. En effet, dans les rares livres écrits de sa main (qui ne sont pas le compte rendu de ses conférences) on retrouve ce procédé utilisé de façon systématique. Il décrit une situation dans laquelle une personne vient le voir avec un conflit à propos de quelque chose qui l'affecte dans sa vie ou un questionnement profond. Une discussion s'installe. Puis on passe brusquement à une description très neutre d'un paysage. Ensuite, Krishnamurti livre ses impressions sur la mort, la relation, la méditation ou quelque autre chose ayant un rapport avec la question de l'interlocuteur de la première partie. Puis, on revient à nouveau au dialogue initial qui se poursuit, puis encore à la description d'un paysage comme on passe du coq à l'âne, et encore à une réflexion de "K".

Ce qui se passe c'est que par le biais de ce procédé, le mental du lecteur se calme profondément et comme dans une hypnose, son attention se défige. Se prendre pour un moi est déjà une hypnose profonde. La technique du changement brusque de la focalisation de l'attention a le pouvoir de vous désypnotiser de l'idée d'être un moi personnel. Il y a une sorte de détente opérée par le transfert d'attention neutre de la description de paysage vers le vécu personnel de l'interlocuteur et source d'attechment. Cela ouvre l'attention impersonnelle de l'interlocuteur et par la même occasion celle du lecteur qui, permet de guérir de la croyance de séparation. L'attention figée sur le deuil ou le sentiment de manque se défige aussitôt. Magique !

Je reviendrais dans un article ultérieur sur l'importance du changement brusque et répété de l'attention comme moyen de défiger l'attention et ouvrir à un regard désencombré, une écoute impersonnelle.

J'utilise ce procédé en séance d'accompagnement non duel depuis 20 ans avec des résultats souvent émerveillant pour toutes sortes de fixations mentales, fragilités psychologiques, névroses et parfois même des douleurs physiques. L'attention impersonelle est bien entendu le véritable guérisseur.

Mais pour revenir à nos moutons, il me semblait important de souligner que Murakami opère ainsi dans la plupart de ses romans. Dans "Kafka sur le Rivage", ce sont justement trois histoires complètement différentes en des lieux et temps et des niveaux de réalité très différents qui se succèdent et dont on ne voit absolument pas ce qu'elles ont de commun qui, peu à peu, vont s'enchevêtrer. Mais, subtilité exquise, jamais parfaitement, pour satisfaire notre mental grossier. Toujours en laissant des petits espaces et des légers décalages comme une fugue dont partirait toujours un thème renouvelé avant que l'ancien soit complètement résolu. Comme une mélodie en perpétuelle fuite et incessantes retrouvailles.

Et, ces changements brusques et inattendus de rythme et de niveau de réalité brusques permet notamment d'induire un état de conscience modifié. Magique, je vous le disais, dans tous les sens du terme.

Cela vous met dans un état de réceptivité exceptionnelle qui perméabilise les niveaux de réalité et vous font éprouver les délices des changements de perspective et donc d'expérience, un peu comme si vous passiez du niveau où vous perceviez la lumière en tant que particule au niveau où vous la percevez en tant qu'onde. Une écriture tantôt onde tantôt particule. Une écriture sans choix.

Cela ne vous rapelle rien ?

Belle lecture et belles éclosions à vous.


NB : Pour ceux qui sont intéressés par un accompagnement individuel non-duel à Paris ou par Skype ou une séance d'accompagnement psycho-corporelle pour laisser éclore les émotions bloquées, veuillez me contacter au 06 63 76 90 81 ou sur mon mail : adnnn1967@gmail.com

Si vous voulez vous inscrire pour les rencontres non duelles (sur la base d'une participation en conscience) qui ont lieu de façon bi-mensuelledans le 19e à Paris, écrivez-moi un sms sur le numéro ci-dessus.

vendredi 28 septembre 2018

Interview sur le "sentiment de manque à la Plénitude" de Mai 2015 : 1 ère Partie


Interview de Mai 2015 : 1ère partie
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Voici la première partie d'une interview réalisée devant caméra en vue de la constitution d'un site qui n'a pas vu (encore ?) le jour et qui devait s'intituler : "Du sentiment de Manque à la Plénitude". La partie vidéo ayant été perdue, ceci est une retranscription écrite de cette interview qui devait présenter un site exposant des Jeux de Révélation en direct pour inviter les personnes en recherche spirituelle à se mettre eux-mêmes en jeu et à nu et, ainsi découvrir leur vraie nature. Quelques vidéos s'intitulant "Du Sentiment de Manque à la Plénitude" sont visionnables sur la chaîne you tube. Comme elle est un peu longue, je me vous la partage sur le blog en plusieurs parties, le temps d'en terminer la retranscription de l'audio. Je l'ai retrouvé il y a peu et, me suis demandé si cela pouvait être d'une quelconque utilité. Vous me direz ? Ou pas. Je remercie chaleureusement l'amie de longue date qui a bien voulu se prêter au jeu de l'intervieweuse mais qui au final préfère rester anonyme

Bonjour Dan.

Bonjour 

Aujourd’hui nous allons parler d’un site d’un genre nouveau que tu mets en ligne. Il s’intitule « Du sentiment de manque à la plénitude ». Mais avant cela, je voudrais revenir un peu sur ton parcours et ce que tu partages. En 1998 tu as vécu une expérience d’éveil qui a transformé ta vie. Depuis, tout en continuant à chanter dans les chœurs de l’opéra de Paris, tu as commencé à partager ton vécu sous différentes formes et notamment ces dernières années par le partage de l’approche non-duelle. J’aurais bien aimé que tu me racontes d’abord ce qui t’es arrivé en 1998, car tu ne m’en as jamais parlé vraiment et pourtant il semble qu’il y ait eu pour toi une sorte de renaissance à ce moment là ?

Si j’en parle peu, c’est peut-être que c’est impossible à mettre en mots. Mais également parce que je sais combien que toute histoire fascinante risque de fixer l’attention de ceux avec qui je la partagerais sur l’histoire plutôt que ce vers quoi elle pointe. Cela peut également faire croire qu’il faut absolument passer par le chas de cette aiguille-là, pour s'éveiller à sa vraie nature, alors qu'il n'en est évidemment rien. La conscience sans forme que nous sommes est déjà pleinement éveillée et c'est un pays sans chemin comme disait Krishnamurti.

Mais tu as raison il s’agit bien d’une renaissance.

C’est arrivé un lundi soir de pentecôte 1998. Je venais de donner un cours de chant à une nouvelle élève. Comme cette personne manifeste une étonnante sensibilité, je lui propose de partager, une lecture d’un texte de Krishnamurti, extrait de son dernier journal. Il y évoque avec un ami le silence entre deux arbres, entre deux nuages, entres deux sons, entres deux pensées. À la fin de ce dialogue, un véritable silence envahit les deux interlocuteurs.

Et, tout d’un coup en moi tout s’arrête. Plus aucune pensée. Plus de futur, plus de passé. Le silence évoqué dans ces pages semble littéralement quitter le livre pour venir m’envelopper ainsi que la personne à qui je lis ces lignes. Ce silence n’est pas juste une absence de bruit. C’est une présence, c’est un silence conscient, d’une intelligence absolue. À la fois d’une tendresse désarmante et d’une puissance atomique. J’ai vraiment conscience que quelque chose d’inouï est en train de se révéler. Nous demeurons plus d’une heure dans ce Silence sans personne à se regarder, fondus, confondus, médusés, émerveillés.

Tous les objets de l’appartement sont soudain enveloppés d’une lumière presque irréelle. Comme en 3D. Tous les sens sont en éveil. Les odeurs, les sensations, les sons. Tout est perçu avec une acuité incroyable. Une douce chaleur envahit le corps et au moment où elle atteint mes paumes, elles savent qu’elles peuvent désormais soigner.

Il y a une également une libération émotionnelle très intense, et des vagues de bonheur qui montent du bas ventre jusque dans mon cœur avec des larmes de gratitudes. Une puissante montée de kundalini. Je réalise soudain combien le fait même de vivre est une grâce. C’est comme une bénédiction, et oui tu as raison : une véritable renaissance.

Et combien de temps ça a duré ?

Cette nuit fut une nuit de pure gratitude où l’unité avec toute perception était évidente. Les mots sont impuissants à décrire une telle expérience.

Je pensais qu’en sortant de l’appartement le lendemain matin ça disparaitrait. Mais non ! Ça continue dans la rue, à l’opéra, sur scène, avec mes collègues, le public, les décors, c’est le même Silence, la même Présence, la même unité avec les gens, le trottoir, les sons, les sensations. Et, les jours et les semaines qui suivent ça continue. Je me rends à l’évidence : le monde entier est imbibé de ce même Silence, de cette même Intelligence. J'ai l'impression de vivre un rêve lucide. J’ai terriblement envie de partager cet amour, de réveiller les autres personnages qui m’apparaissent comme faisant partie d’un rêve. De les secouer et de leur dire mais vous ne voyez donc pas que la vie est amour, que tout va bien, que vous n’avez rien à craindre.

Plusieurs heures par jour, pendant environ an, je suis littéralement appelé à m’assoir et me laisser envahir complètement par cette Intelligence. C’est juste l’extase vibratoire. Et, je sens que quelque chose d’indicible m’est enseigné pendant ces points d’orgue où tout s’arrête. C’est à chaque fois comme si le corps-mental était un logiciel qui vivait une véritable mise à jour. J’assiste impuissant à ce qui ressemble à une complète reconfiguration du corps, du système nerveux, du cerveau, des mémoires, du mode de perception. Une sorte de réaccordage énergétique.


Ça t’arrivait comme ça, sans prévenir ?

Ça m’arrivait n’importe où, au restaurant avec ma compagne de l'époque, que ça inquiétait d'ailleurs, en répétition ou sur scène à l’opéra, en présence de mes amis, dans la rue alors que les gens fêtaient la victoire de l’équipe de France à la Coupe du monde de football. C’était étrange d’ailleurs. Car je percevais toute la différence entre cette joie conditionnée et pleine de tensions des supporteurs à la victoire de leur équipe par rapport à cette joie infinie et sans cause que je ressentais. Il n’y avait pas de jugement, juste un immense amour pour toute la manifestation.

Et, lorsque j'étais appelé à m'asseoir, je me rendais disponible, comme quelqu’un qui fait allégeance à quelque chose de plus puissant qui l’enseigne. Oui, c’était comme un enseignement silencieux. Il y avait une liberté absolue dans cette Soumission.

Je ne comprenais rien à ce qui m’arrivais et mes proches non plus, lorsque j’osais en parler. La seule façon que j’avais trouvé pour le partager, lorsqu’un ami me questionnait à ce sujet, était de l’inviter à me ressentir.

Te ressentir ? Carrément ? C’est un peu étrange comme invitation, non ?

Oui. C’était peut-être maladroit comme formulation, mais c’était sincère. Toujours est-il que la personne entrait alors dans le même état de résonance. C’était comme un accordage.  Du même genre que celui que je ressentais moi-même lorsque j’étais appelé à m’assoir ou auprès de mon maître vivant, Fred. C’était la même Présence qui était à l’œuvre. Et malgré moi, mon corps-mental semblait devenir l’instrument par lequel cette Présence se manifestait.

Peux-tu en parler ?

Il arrivait que des personnes guérissent de certains maux ou que d’autres vivent des libérations émotionnelles. D’autres entraient spontanément en résonance avec cette Présence et goûtaient pour la première fois de la vie à la paix inconditionnée de l’arrière-plan, en amont des pensées et des perceptions. Certains entraient dans un profond sommeil. Je me souviens qu'un jour quelqu'un de très stressé, un grand intellectuel, agrégé de philosophie, est venu parce qu'il souffrait d'affreuses insomnies. Il était extrêmement tendu et volubile. Il s'est assis en face de moi et au bout de quelques minutes, son débit de paroles s'est calmé et il s'est endormi en plein jour pendant plus de trois heures. À son réveil, il avait l'impression d'avoir eu une seconde de black out, s'en est excusé. Son visage resplendissait d'une grande douceur et il est reparti en pleine forme, empli d'un sourire de gratitude.

Voilà, les choses se faisaient malgré moi. Et, depuis cela se passe ainsi pendant les séances d'accompagnement. 

Du coup ça a dû être un sacré bouleversement dans ta vie ?

Dans un sens oui. J’ai instantanément su que « je » - entre guillemets - pouvais désormais œuvrer comme accordeur pour soigner par l’imposition des mains. Puis j’ai commencé à accompagner des personnes en fin de vie. Des expériences intenses et empreintes d'une grande douceur. 

Il y avait une créativité étonnante que je ne soupçonnais pas. Des musiques, des chansons, des poèmes me venaient comme ça. Juste pour remercier. Un album de chansons est né de cet élan de gratitude.

Avant le début de cette expérience, j’avais surtout l’ambition de faire carrière soliste de chanteur d’opéra. Puis, d’une seconde à l’autre, je me suis rendu compte que ma vie devait désormais être au service de cette Intelligence. Même si je ne savais absolument pas ce que cela pouvait vouloir dire concrètement. Je devais juste être l’instrument de cette Intelligence qui semblait m’accorder pour jouer une partition nouvelle que je n’avais jamais entendue.

Ça t’es tombé dessus comme ça ? Tu avais eu un cheminement spirituel avant ça ?

Pas au sens habituel du terme.
Tu sais, je ne savais pas qu’une telle joie existait, qu’une telle expérience pouvait être vécue. Je ne savais même pas ce qu’était que l’éveil ou la non dualité. Je me méfiais de tout ce qui avait une connotation religieuse ou spirituelle et de toute approche sans bases logiques.
Par contre, ce qui est sûr, c’est que je me cherchais depuis très longtemps, et de façon assez radicale.
Maintenant, avec le recul, je suis conscient que quelque chose d’inconnu me poussait depuis l’enfance vers la rencontre de moi-même. Il se trouve que pendant l’enfance, j’ai eu plusieurs ouvertures sur la Présence atemporelle sans en réaliser la portée.

Mais très tôt, j’ai su intuitivement que tous les savoirs que j’accumulais n’auraient jamais de fin et qu’ils n’allaient jamais combler mon désir de vérité absolue.


Parfois il semble que la vie doive nous donner un coup de main, non ? Comme si les situations nous invitaient à regarder plus profondément en nous-mêmes.

Oui. Tout ce qu’on vit est une perche tendue vers la reconnaissance de qui on est. Même si on met parfois un peu de temps à s’en rendre compte.

À ce propos, il y a eu un évènement qui a donné un coup de pouce très paradoxal à cette quête d’absolu. En Juillet 1992, avec une quarantaine de collègues, artistes des chœurs de l’Opéra de Paris, nous sommes tombés de 10 mètres de haut. Nous nous apprêtions à entrer sur scène lors de la première répétition pour chanter « Fuoco di Gioia » pour célébrer le retour victorieux d’Otello, lorsqu’une partie du décor s’est écroulé au théâtre de la Maestranza à Séville. C’était à l’occasion de l’Exposition Universelle. Une collègue est morte devant mes yeux et beaucoup d’autres furent très grièvement blessés.

Malgré la peur physique au moment de la chute et l’irruption soudaine de l’horreur au milieu de l’insouciance, je me souviens qu’à ce moment là, j’avais été envahi d’une présence silencieuse et tranquille qui ne pouvait être affectée par rien de ce qui se passait. Je me suis retrouvé projeté dans un calme absolu et paradoxal au milieu même de la cohue, des cris de souffrance et de l'atrocité de la situation. Cette Présence très intense a duré quelques mois. Cet accident a paradoxalement été un accélérateur de conscience pour moi.

Et de quelle façon. Pourrais-tu développer ?

En fait, à cause ou grâce aux handicaps et aux douleurs corporelles liées à l’accident, j’ai été amené à faire toutes sortes d'approches corporelles, ostéopathie, faciathérapie, le taï chi, le Feldenkreis, le massage tantrique et notamment la technique Alexander que l’on m’a enseigné avec beaucoup de justesse pendant une dizaine d’années. J’ai eu une professeure extraordinaire, Brigitte Froger.

C’est ainsi surtout que j’ai fait une rencontre déterminante avec Frédéric Moreau, ostéopathe éveilleur à Aix en Provence, qui est devenu, sans que je le sache consciemment, mon maître, et qui m’a transmis son don pour le toucher vibratoire et initié aux techniques de l’accompagnement psychocorporel.

Une sacrée rencontre. Tu m’en avais déjà parlé et peut-être qu’il serait intéressant de parler ici de ce que tu as vécu et appris à ses côtés ?

Il posait des paumes impersonnelles ou un regard sans personne sur moi et la boîte de Pandore des émotions enfouies s’ouvrait comme par magie. Je ne pouvais pas résister à la douce chaleur de sa présence. Toutes mes parts d'ombre et mes émotions refoulées étaient comme aimantées par une Présence silencieuse en laquelle elles se dissolvaient.

Je me souviens que je suis entré dans son cabinet en la première fois avec l’envie de mourir. Je sortais d’une relation amoureuse très passionnelle et destructrice. J’avais beaucoup de prétentions à savoir à l’époque et en souffrais beaucoup. J’en suis sorti deux heures après, empli d’un bonheur sans nom que je n’avais pas senti depuis l’enfance. Je me suis dit alors qu’il y a avait là, la vérité que je cherchais depuis toujours. Ça a été le début d’une sorte de grande histoire d’amour impersonnel.

J’ai soudain réalisé que la souffrance n’était pas une fatalité ou lié aux conditions extérieures.

On dirait que tu racontes une histoire avec un magicien ?

Ah oui ? (Rires) Au début, en effet, je le considérais comme un véritable magicien. J’étais tellement perdu dans le rêve et imbu de savoirs et de carapaces.

Ce n’est que des années après que j’ai réalisé que la magie venait de la Présence silencieuse, de la vie elle-même, et non d’une entité séparée nommée Frédéric Moreau.


Et, dans ton cas il n’y a pas eu de rencontre avec un maître connu alors, avec une tradition particulière ?

Fred est un maître authentique et réalisé. La tradition authentique est d'être sans tradition.

Mais il y a eu la rencontre posthume avec Krishnamurti. Mais il n'appartient pas vraiment non plus à une tradition particulière. Un éveilleur de conscience laïque. Le seul être à ma connaissance dans l’histoire de l’humanité qui a été à la tête d’un mouvement spirituel aussi influent que les théosophes et qui en a démissionné en 1929.

Ah, je ne savais pas.

C’est un peu comme si le Pape démissionnait, non pas parce qu’il se sent grabataire mais parce qu’il a le pressentiment de toute la fausseté de la religion ! Il faut lire ce discours* qu’il a fait à ce moment-là dans les écoles. Le courage et la beauté du discours qu’il a alors prononcé m’avait fasciné.

En le lisant j’ai tout de suite su que tout un faux univers que je m’étais construit était en train de s’écrouler. Du jour au lendemain, j’ai arrêté de lire la philosophie occidentale que j’avais pourtant étudié avec passion à l’université. Mais d'un coup cela me paraissait tellement intellectuel et creux comparé à cette approche beaucoup plus directe qui parlait à mon cœur autant qu’à mon intellect.

Pendant plusieurs années, Krishnamurti a été pour moi un maître posthume. Ces lectures quotidiennes éveillaient en moi une attention impersonnelle, un regard nouveau sur les choses et les êtres, ainsi que sur mes pensées et mes sensations. Je constatais sans commentaires.

Plus tard, j’en ai entendu parler dans la tradition non duelle comme étant ce qu’on appelle la conscience témoin. Je prenais conscience du fonctionnement de mes pensées, et réalisais à quel point j’étais identifié à elles, à quel point je jugeais sans cesse le monde, les autres et moi-même. 

Krishnamurti a cette façon incroyable de décrire le monde, la nature, les relations humaines, la mécanique des pensées, qui me ramenait juste à ce qui était là. Il faisait monter en moi une douceur d’être qu’aucun texte de philosophie occidentale ne m’avait jamais inspiré. En le lisant, je pressentais une évidence que j’avais toujours sue au fond de moi. Tu sais comme la rencontre avec quelqu’un qui sait miraculeusement mettre en mots ton ressenti profond. 

Tout d'un coup un être parle avec les mots de ton cœur.

Je comprends un peu mieux ton parcours maintenant, émaillé de rencontres et d'expériences initiatiques.

Oui. Il y a beaucoup d’expériences, d’intensité, une succession de lâcher prise, entrecoupé de beaucoup de souffrance. La souffrance est parfois un moteur essentiel dans la recherche.

Mais. Et il y a un grand MAIS. Ce que je viens de te raconter là ce sont des histoires, des histoires fascinantes peut-être, mais des histoires.

Et cela va me permettre de faire une petite clarification mais qui a son importance. Toute expérience, aussi merveilleuse soit-elle, a un début et une fin. Que ce soit dit.

Oui, j'entends bien. Ce qui signifie ?

Avec la diminution progressive de l’expérience extatique d’unité, l’impression de manque a recommencé comme avant. Mais de façon plus subtile et plus cachée aussi. Donc rien n’était vraiment résolu.

La croyance d’être un moi séparé s’était maintenue. Il n’y a pas eu réalisation claire de ce que j’étais vraiment.

Et comment expliques-tu ça ?

Je ne sais pas.

Le fait que la Vérité soit reconnue ou pas est totalement mystérieux.

Ce qui est sûr c’est que, de même qu’on est plus attentif aux objets qu’à l’espace qui rend leur apparition possible, de même je m’étais attaché aux états vibratoires et à l’extase plutôt qu’à la Présence consciente dans laquelle ces expériences avaient lieu.
Il y avait toujours la prétention d’être quelque chose plutôt que rien.


En fait, cette expérience extraordinaire que tu as vécu en 1998 que tu viens de décrire, avait toutes les apparences d’une expérience d’éveil, mais tu sous-entends que ce n’est pas le véritable éveil ?

Le véritable éveil, que je préfère appeler réalisation, c’est justement réaliser que je suis ce qui ne change pas. Or, si l’extase et le sentiment d’union avec tout diminue et qu’en conséquence tu te sens soudain diminué, que peut-on en déduire ?

Que le « Je » véritable, le Je qui se réfère à être, le Je impersonnel de « Je suis » est encore identifié à une expérience, ou à un corps mental qui semble dépendre de certaines expériences. Il y avait encore la croyance que cette histoire, incroyable à certains égards, c’est vrai, appartenait à quelqu’un.

Voilà pourquoi tout ce dont je viens de parler n'a au fond aucun intérêt.

Tu exagères !

Non, je le pense sincèrement. 

De toute façon : "Après l’extase la lessive" comme le dit de façon assez éloquente le titre d’un beau livre de Jack Kornfield.

Et que-est que ça signifie ? Peux-tu me traduire s'il te plait ?

Ce qui signifie que dans l'expérience d'éveil qui a un début et une fin, tout ce qui était voilé par le shoot de l’extase réapparait soudain à la surface lorsque l'on retombe de son nuage et, que l'on doit à nouveau se coltiner le quotidien.

La lessive, c’est le moment auspicieux pour accueillir tout ce qui n’avait pas été accueilli, toute la poussière qu’on avait balayé sous le tapis pendant l'extase dans sa grotte.

Notamment la subtile récupération de ce qui a été vécu par un nouveau moi imaginaire. Et, qui maintenant peut en faire une histoire extraordinaire.

C’est ce qu’on appelle l’égo spirituel. Une expérience d’illumination est vécue mais à un moment donné, il semble qu’un moi supérieur, plus sage, qui sait, s’attribue les mérites de cette expérience. L’illumination n’est pas forcément la libération. Par libération, j’entends la libération définitive de l’idée d’être une entité séparée.

Le véritable éveil, il est réalisé qu’il n’y a pas de séparation entre le sacré et le profane, entre l’éveil et le non éveil.

J’imagine que ça n’a pas dû être évident de sortir de ce piège ? 

Par chance, j’avais une confiance absolue en mon maître Fredéric Moreau. C’est dans ces moments-là quel l'on mesure l’importance d’avoir à ses côtés un ami impersonnel, qui pointe au travers de nos prétentions à savoir, vers ce que nous sommes vraiment. Lorsqu’il m’a dit bien plus tard que ce n’était pas la véritable réalisation, je ne pouvais que constater que je m’étais égaré sur un chemin pavé de bonnes intentions.

J’ai également été très touché également par le tantrisme shivaïte du cachemire et notamment par la reformulation originale d'Éric Baret, ses livres, sa simplicité, son intelligence, son humilité, son humour noir et jubilatoire et surtout ce yoga incroyablement créatif, à nul autre pareil, qui me faisait vivre dans le ressenti et avec évidence ce que je pressentais en le lisant.

Puis de fil en aiguille comme on dit, je suis arrivé au bout de l'entonnoir. Et, il y a eu la rencontre incroyable avec le livre « Je suis » , de Sri Maharaj Nisargadatta.

Soudain je me suis rendu compte que durant toutes ces années j’avais simplement regardé dans la mauvaise direction. En lisant Nisargadatta, ça a percuté comme un uppercut. C'était direct. D'ailleurs on appelle ça la voie directe.

 Je me suis rendu compte que dans toute tradition authentique, il y avait cette même invitation incessante à revenir vers la source du regard ou la source de la perception en amont des pensées et simplement être.

Ainsi, après de longues années à jouer avec les sensations pour finalement en devenir le jouet, je me suis rendu compte que la clé était dans un changement révolutionnaire de regard, le retournement de l’attention vers la source même de l’attention.


Que se passe-t-il à ce moment là pour toi ?

Il y a une pratique constante pendant trois ans du "neti neti". Je ne suis pas le corps, ni le mental, ni ceci ni cela. C'était une pratique systématique menée avec toute pensée, imaginaire, sensation, émotion, imagination, désir, peur, quasiment en continu.

Il y avait également un constant retour au "je suis" comme le préconisait Nisargadatta et mon maître.  Dés que le mental était libéré des occupations journalières, je m'asseyais et revenais au "je suis" pré-verbal et m'y absorbais de plus en plus profondément, parfois pendant des heures entières, des jours entiers.

Je me souviens qu'un mantra qui résumait l'invitation de Nisargadatta me revenait constamment : "Je suis ce en quoi "Je suis" apparaît et disparaît !"

Il y a aussi une pratique concomitante et constante de la Vision sans Tête qui se faisait en toute circonstance. En marchant, en parlant, en vélo, sur scène ou en répétition en chantant, au cours de toutes les tâches du quotidien, je revenais à l'espace sans tête, pour réaliser l'absence d'observateur personnel, que tout apparaissait en Moi et en tant que Moi, Moi en tant que cet Espace impersonnel. Sans séparation je veux dire.

Je ne voulais que ça. Jusqu'à ce que ce vouloir s'épuise de lui-même.

Et puis, soudain, c'est la fin du chemin spirituel. L'atemporelle présence se révèle comme étant l'Unique.

C’est comme une disparition totale. Mais au final c’était également ce qui avait eu lieu en 1998. Et à plein d’autres reprises aussi. Donc, finalement ce qui changé c’est simplement que l’idée et le sentiment d’être quelqu’un de séparé n’est plus crue. Et, ce de façon irrévocable et définitive. Il y avait reconnaissance.

Et, comment être sûr que c'est la fin définitive du moi ?

C'est d'une telle évidence. C’est vraiment comme lorsqu’un enfant d’un certain âge, prêt à accepter l’irréalité du père noël, tire enfin sur sa barbe. Il n’est plus possible de revenir en arrière et d'y croire à nouveau.

C’est tellement simple et évident lorsque ça se révèle que c’est presque embarrassant. Pas de visions ni d’extase. Pas de trompettes ou de tambours. Juste un doux sourire de reconnaissance. Comme le démantèlement d’un tour de magie.

Une sorte de « ah c’est comme ça que ça marche" ! Une clarté absolue, une lucidité au cœur du rêve.

Et que réalises-tu à ce moment là ?

Ce sont de bonnes nouvelles. C’est le sens du mot évangile. C’est la fin d’une illusion. Je me suis rendu compte que j’avais fait tant d’efforts pour maintenir et protéger une entité inexistante. Là, c’est la fin des efforts. C’est une détente extraordinaire. Il est réalisé qu’il n’y a jamais eu de moi séparé, auteur des pensées et des actes, ni de choix personnel.

Ce que je suis vraiment est totalement atemporel, hors du temps et de l'espace. Je ne suis jamais né, ne mourrais jamais, n'ai jamais rien fait, ni pensé. 

Je me suis rendu compte que personne ne fait rien, et que tout arrive spontanément. Tout surgit au sein d’un même Maintenant, d’un même espace de non savoir, d’un étonnant mystère. (Suite au prochain numéro).

Je vous souhaite de réaliser que ni les autres ni la pensée n'ont le pouvoir de vous dire qui vous êtes.

Namasté


NB : Pour ceux qui sont intéressés par un accompagnement individuel non-duel à Paris ou par Skype ou une séance d'accompagnement psycho-corporelle pour laisser éclore les émotions bloquées, veuillez me contacter au 06 63 76 90 81 ou sur mon mail : adnnn1967@gmail.com

Si vous voulez vous inscrire pour les rencontres non duelles (sur la base d'une participation en conscience) qui ont lieu de façon bi-mensuelledans le 19e à Paris, écrivez-moi un sms sur le numéro ci-dessus.

* Discours de dissolution de l'Ordre de l'Étoile

"Ce matin,nous allons débattre de la dissolution de l’Ordre de l’Étoile. Beaucoup en seront ravis, et d’autres en seront plutôt attristés. Cela ne doit pas être un sujet de joie ni de tristesse, puisque c’est inévitable et je vais vous l’expliquer. Vous vous souvenez peut-être de l’histoire du diable qui descendait une rue en compagnie d’un ami. Ils voient devant eux un homme se baisser, ramasser quelque chose, le regarder et le mettre dans sa poche. L’ami dit au diable : ‘Qu’a-t-il bien pu trouver ?’. ‘Un bout de vérité’ dit le diable. ‘Très mauvais pour vous, cela’ remarque l’ami. ‘Pas du tout’ réplique le diable, ‘je vais faire en sorte qu’il l’institutionalise’.

J’affirme que la Vérité est un pays sans chemin, et qu'aucune route, aucune religion, aucune secte ne permet de l'atteindre. Tel est mon point de vue, je le maintiens de façon absolue et inconditionnelle. La Vérité étant sans limites, inconditionnée, inapprochable par quelque sentier que ce soit, ne peut pas être organisée; on ne devrait pas non plus créer d’organisation pour conduire, pousser les gens sur une certaine voie. Dès que vous avez saisi cela, vous réalisez à quel point il est impossible d'organiser une croyance. La croyance est une affaire purement individuelle, on ne peut pas, on ne doit pas l'organiser. Si on le fait, elle meurt, fossilisée; elle n'est plus qu'une croyance, une secte, une religion que l’on impose à d’autres.
C’est ce que chacun prétend faire à travers le monde. La Vérité est rapetissée, transformée en jouet pour ceux qui sont faibles, ceux dont le mécontentement n’est que momentané. La Vérité ne peut être mise à la portée de l’individu, c'est à l’individu de faire l'effort pour monter jusqu'à elle. On ne peut pas amener dans la vallée le sommet de la montagne. Si on veut l’atteindre, il faut entrer dans la vallée, puis grimper les raidillons, sans craindre les précipices dangereux. Il faut monter vers la Vérité, elle ne peut pas descendre à votre niveau ou être façonnée pour vous. Les institutions entretiennent l’intérêt pour les idées, mais elles suscitent cet intérêt de l’extérieur. L’intérêt qui ne naît pas de l’amour de la Vérité pour elle-même, l’intérêt inspiré par une institution, est sans valeur. L’institution devient un cadre auquel les membres s’adaptent confortablement. Ils ne tendent plus vers la Vérité, vers le sommet de la montagne, ils se taillent une niche commode dans laquelle ils s’installent ou se font installer par l’institution, pensant qu’elle les conduira de ce fait à la Vérité.
Voilà la première raison pour laquelle, à mon point de vue, l’Ordre de l’Étoile doit être dissous.
En dépit de cela vous allez probablement fonder quelque autre ordre, ou vous continuerez à appartenir à d’autres institutions qui cherchent la Vérité.
Pour ce qui me concerne, je ne veux appartenir à aucune entreprise d'ordre spirituel, comprenez bien cela. J’utilise une entreprise qui me conduit à Londres, par exemple : c’est une toute autre sorte d’entreprise, purement mécanique, comme la poste ou le télégraphe. J’utiliserai une voiture ou un bateau pour voyager, ce sont des machines qui n’ont rien à voir avec la spiritualité. Je répète qu'aucune institution ne peut mener l'homme à la spiritualité. Si on en crée une dans cette intention, elle devient une béquille, une faiblesse, un esclavage qui mutile l'individu et l'empêche de grandir, de fonder son caractère unique, lequel consiste en sa propre découverte de la Vérité absolue et inconditionnée. C'est la seconde raison qui m’amène, puisque je me trouve être le chef de l'Ordre, à le dissoudre. Personne n’a pesé sur ma décision.
Ce n'est pas une action d’éclat; simplement je ne veux pas de disciples, j’insiste là-dessus. Dès que l’on suit quelqu'un, on cesse de suivre la Vérité. Peu m'importe que vous teniez compte de ce que je dis ou non. J'ai une chose à faire dans le monde, et je vais m'y consacrer avec une détermination inébranlable. Je ne me préoccupe que d'une seule chose, essentielle : libérer l'homme. Je veux qu’il soit libre de toutes les cages, de toutes les peurs, et non pas libre de retrouver une nouvelle religion, une nouvelle secte, de nouvelles théories ou de nouvelles philosophies.
Vous allez naturellement me demander pourquoi je parcours le monde, à parler sans cesse. Je vais vous dire pourquoi : ce n'est pas parce que je désire un auditoire, ou attirer à moi un groupe choisi de disciples élus. (Les hommes adorent se distinguer de leurs semblables, même par les différences les plus ridicules, absurdes et futiles ! Je ne veux pas encourager cette absurdité...) Je n'ai pas de disciples et pas d’apôtres, ni dans ce monde ni dans le monde de la spiritualité.
Ce n’est pas non plus le désir d’argent, ni d’une vie confortable qui me mène. Si je voulais une vie confortable, je ne participerais pas à des camps et ne vivrais pas dans un pays humide ! Je parle franchement car je veux que les choses soient établies une bonne fois pour toutes, je ne veux pas poursuivre d’année en année ces discussions puériles.
Un journaliste qui m'interviewait trouvait que dissoudre une institution composée de milliers et de milliers de membres était un geste grandiose, car, disait-il, "Que ferez-vous maintenant, comment vivrez-vous ? Vous n'aurez plus d'auditoire, on ne vous écoutera plus". S'il n’y a que cinq personnes qui veulent écouter, qui veulent vivre le visage tourné vers l'éternité, ce sera assez.
A quoi sert d’avoir des milliers d’auditeurs qui ne comprennent pas, confits dans leurs préjugés, qui refusent le neuf, ou plutôt voudraient bien convertir le neuf en quelque chose qui convienne à leur petit ‘moi’ stérile et stagnant ? Si mes paroles sont fermes, comprenez bien que ce n’est pas par manque de compassion. Si vous allez consulter un chirurgien, n’est-ce pas de la bonté de sa part de vous opérer même s’il vous fait mal ? De même, si je parle sans détour, ce n’est pas par manque d’une réelle affection, tout au contraire.
Je vous l'ai dit, je n'ai qu'un but : libérer l'homme, le presser vers la liberté, l'aider à se dégager de toutes les limitations, car cela seul lui fera atteindre la béatitude éternelle, la réalisation du soi inconditionné.
Parce que je suis libre, inconditionné, intégral - pas une vérité partielle, pas une vérité relative, mais Vérité absolue, qui est éternelle - je désire que ceux qui cherchent à me comprendre soient libres. Pas libres de me suivre, de faire de moi une cage qui se change en religion, en secte. Mais qu'ils soient libres de toute peur : peur de la religion, peur du salut, peur de la spiritualité, peur de l'amour, peur de la mort, peur de la vie même. Un artiste peint un tableau parce qu'il trouve sa joie en peignant, parce que c’est sa façon de s’exprimer, son honneur, son bien-être : c’est ainsi que j’agis, et non parce que j’attends quoi que ce soit de qui que ce soit.
Vous êtes habitués à l’autorité, ou à l'atmosphère d'autorité qui, pensez-vous, vous conduira à la vie spirituelle. Vous croyez, vous espérez qu'un autre, par ses pouvoirs extraordinaires - par un miracle - va vous transporter dans cet univers de liberté éternelle qui est la béatitude. Toute votre conception de la vie est fondée sur cette autorité.
Voici trois ans maintenant que vous m'écoutez, sans qu'aucun changement ne se produise, sauf chez quelques-uns. Analysez maintenant ce que je dis, exercez votre sens critique, afin de pouvoir comprendre totalement, en profondeur. Lorsque vous demandez à une autorité de vous guider vers la vie spirituelle, vous êtes obligatoirement conduits à construire une organisation autour de cette autorité. Du fait même de créer cette organisation afin d’aider cette autorité à vous guider vers la spiritualité, vous vous êtes mis en cage.
Si je parle franchement, souvenez-vous que je le fais sans dureté, ni cruauté, ni par exaltation pour mon sujet, mais parce que je veux que vous compreniez ce que je suis en train de dire. Vous êtes venus pour cela et ce serait une perte de temps de ne pas exposer clairement et définitivement mon point de vue.
Pendant dix-huit ans, vous avez préparé cet événement, la venue de l’Instructeur du Monde. Pendant dix-huit ans, vous vous êtes organisés, vous avez attendu quelqu’un qui apporte une joie nouvelle dans vos cœurs et vos esprits, qui transforme complètement votre vie, qui vous donne un nouvel entendement; attendu quelqu’un qui élève votre vie à un plan supérieur, qui vous redonne courage, qui vous rende libre… Et voyez maintenant ce qui se passe !
Réfléchissez, raisonnez avec vous-mêmes et voyez en quoi cette croyance vous a rendu différents – pas la différence superficielle de porter un badge, ce qui est futile, absurde. En quoi cette croyance a-t-elle balayé toutes les choses superflues de la vie ? C’est la seule façon d’en juger : en quoi êtes-vous plus libres, plus grands, plus dangereux pour toute société fondée sur le fallacieux et l’accessoire ? En quoi les membres de cette organisation de l’Étoile sont-ils devenus différents ?
Comme je l’ai dit, vous avez tout préparé pour moi pendant dix-huit ans. Cela m’est égal que vous croyiez ou non que je suis l’Instructeur du Monde, cela importe peu. Comme membres de l’institution de l’Ordre de l’Étoile, vous avez apporté votre sympathie, mis votre énergie à reconnaître Krishnamurti comme l’Instructeur du Monde, certains pleinement - ceux qui cherchent vraiment - certains partiellement - ceux qui sont satisfaits de leurs propres demi-vérités.
Vous avez préparé pendant dix-huit ans, et regardez combien d’obstacles à votre compréhension, combien de complications, combien de futilités. Vos préjugés, vos peurs, vos autorités, vos églises anciennes et nouvelles, tout ceci, je le soutiens, fait barrage à la compréhension. Je ne peux pas être plus clair. Je ne veux pas que vous acquiesciez, je ne veux pas que vous me suiviez, je veux que vous compreniez ce que je suis en train de dire.
Il vous faut comprendre, car, loin de vous transformer, votre croyance n’a fait que vous rendre compliqués, parce que vous ne voulez pas affronter les choses telles qu’elles sont. Vous voulez vos dieux – des nouveaux dieux au lieu des anciens, de nouvelles religions au lieu des anciennes, de nouvelles structures au lieu des anciennes – toutes choses sans valeur, des obstacles, des limitations, des béquilles. À la place d’anciennes distinctions spirituelles, vous en avez de nouvelles, au lieu de vos vieilles dévotions, vous en avez des neuves. Pour votre vie spirituelle, vous dépendez de quelqu’un, pour votre bonheur, vous dépendez de quelqu’un, pour votre illumination, vous dépendez de quelqu'un. Et, bien que vous prépariez depuis dix-huit ans ma venue, quand je vous dis que toutes ces choses sont inutiles, quand je vous dis de les rejeter en bloc et de chercher en vous-même l'illumination, la splendeur, la purification et l'incorruptibilité du soi, pas un d'entre vous n'est prêt à le faire. Peut-être quelques-uns, mais peu, très peu...
Alors, à quoi bon une telle institution?
Pourquoi avoir avec moi des gens insincères et hypocrites, moi l’incarnation de la Vérité ? Je vous en prie, rappelez-vous que je ne veux être ni dur, ni méchant, mais nous sommes arrivés à un stade où il faut voir les choses en face. J’ai dit l'an dernier que je ne me prêterai pas à un compromis. Très peu alors ont écouté. Cette année, j’ai mis les choses tout à fait au clair. J'ignore combien de milliers de membres de l'Ordre à travers le monde ont préparé depuis dix-huit ans ma venue, et pourtant, aujourd’hui, ils ne veulent toujours pas écouter totalement, sans réserve, ce que je dis, alors, à quoi bon une telle institution?
Mon dessein, je le répète, est de libérer les hommes sans condition, car je soutiens que la seule spiritualité est l'incorruptibilité du soi qui est éternel, c’est l'harmonie entre la raison et l'amour. C'est la Vérité absolue, inconditionnée, qui est la Vie elle-même. Je veux donc libérer l'homme; qu'il exulte comme l'oiseau dans le ciel clair, sans poids, sans attache, extatique de cette liberté. Et moi, pour qui vous avez tout préparé pendant dix-huit ans, je vous dis maintenant de vous libérer de toutes vos complications, de vos pesanteurs. Vous n'avez pas besoin pour cela d'une organisation fondée sur une croyance spirituelle. Pourquoi former une structure pour la dizaine de personnes dans le monde qui comprennent, qui s’appliquent, qui ont mis de côté tout ce qui est insignifiant? Quant aux faibles, aucune organisation ne peut les aider à trouver la Vérité, parce que la Vérité est en chacun; elle n'est ni loin, ni près, elle est là, éternellement.
Les organisations ne peuvent pas vous rendre libres. Aucun être venu d’ailleurs ne peut le faire; fonder un culte, vous immoler à une cause ne vous libèreront pas non plus; vous regrouper en organisation, vous lancer dans les œuvres non plus. Vous utilisez une machine à écrire pour votre correspondance, mais vous ne la posez pas sur un autel pour l'adorer. Pourtant c'est bien que vous faites quand une institution devient votre premier souci. "Combien de membres ?" Voilà la première question que me posent les journalistes. "Combien de disciples ? C'est à leur nombre que nous jugerons si ce que vous dites est vrai ou faux." J'ignore leur nombre, cela ne m'intéresse pas. Comme je l’ai dit, s'il n'y avait qu'une seule personne libérée, ce serait assez.
Vous croyez que seules certaines personnes détiennent la clé du Royaume de la Béatitude. Personne ne la détient, personne n'en a l'autorité. Cette clé, c'est le soi, et c’est seulement dans le développement, la purification, et l’incorruptibilité du soi que réside le Royaume de l'Éternité.
Vous verrez alors à quel point est absurde toute la structure que vous avez édifiée, cherchant une aide extérieure, dépendant des autres pour votre réconfort, votre bonheur, votre force. Tout cela, vous ne le trouverez qu'en vous-même.?Vous n’avez donc pas besoin d’une institution.
Vous avez pris l'habitude que l'on vous dise où vous en êtes sur le plan spirituel. Comme c'est puéril ! Qui d'autre que vous peut dire si vous êtes beau ou laid intérieurement, qui d’autre peut dire si vous êtes incorruptible? Vous n’êtes pas sérieux.
Alors, quelle est la valeur d’une institution?
Mais ceux qui cherchent réellement à comprendre, à découvrir ce qui est éternel, ce qui n’a ni commencement ni fin, feront route ensemble avec une plus grande intensité, et deviendront un danger pour tout ce qui n'est pas essentiel, les chimères, les ombres. Ils se concentreront, ils deviendront la flamme, parce qu'ils auront compris. Voilà le groupe que nous devons créer, et tel est mon but. L’existence d’une vraie compréhension entraînera une vraie amitié. À cause de cette véritable amitié - sentiment que vous ne semblez pas connaître - chacun apportera sincèrement sa coopération, non pas sous la pression de l'autorité, ni pour rechercher son salut, ni en immolation à une cause, mais parce que vous comprendrez véritablement, donc vous serez capables de vivre dans l'éternel. Ceci est bien plus fort que tout plaisir, que tout sacrifice.
Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles, après y avoir réfléchi sérieusement pendant deux ans, j'ai pris cette décision. Je ne cède pas à une impulsion momentanée, personne ne m’y a poussé; dans ce domaine, je ne suis pas sensible aux influences. Pendant deux ans, j'ai pensé à cela, calmement, patiemment, avec grand soin, et j'ai finalement décidé de démanteler l'Ordre, puisque je me trouve être son président. Libre à vous de fonder une autre institution et d'attendre quelqu'un d'autre, cela ne me concerne pas, pas plus que de créer de nouvelles cages, de nouvelles décorations pour ces cages. Mon seul souci est de rendre les hommes libres, absolument, inconditionnellement libres. »