Connaître, c’est pénétrer : Une vision non-duelle de l’intimité spirituelle
Dans notre langage courant, « connaître » et « pénétrer » sont deux verbes distincts. L’un évoque le savoir, l’autre un acte physique, parfois abrupt. Mais dans la langue hébraïque des origines, il n’en est rien. Là où notre esprit moderne sépare, la Bible unit. Et cette union des mots révèle une vérité initiatique : connaître et pénétrer sont une seule et même chose.
Le verbe hébreu ידע (yada), utilisé dans les Écritures, signifie aussi bien « connaître » que « s’unir charnellement ». Lorsque l’on lit dans la Genèse : « Adam connut Ève, sa femme, et elle conçut… » (Gn 4,1).
Ceci n’est pas un euphémisme pudique comme je l’ai longtemps cru. C’est un enseignement profond : la véritable connaissance est une union.
Dans la perspective d’Annick de Souzenelle, cette “connaissance” ne concerne pas l’accumulation d’informations ou de concepts. Elle n’est pas mentale, elle est ontologique. Connaître, c’est entrer dans le mystère de l’autre, en être transformé, s’y reconnaître.
Ce que nous appelons aujourd’hui connaissance ressemble souvent à une prise de pouvoir. C’est comprendre et dans comprendre il y a prendre avec soi, posséder. Mais la connaissance hébraïque, biblique, gnostique et non duelle est en réalité un acte d’amour, un dépouillement réciproque, une pénétration mutuelle où le sujet et l’objet s’effacent dans une communion plus vaste.
Dans cette lumière, pénétrer n’est pas dominer, mais s’approcher avec respect du sanctuaire de l’autre. Pénétrer le réel, ce n’est pas l’analyser ou le disséquer : c’est s’ouvrir à sa profondeur, s’y laisser toucher, traverser. Un ami proche de Annick de Souzenelle pendant de longues années m’a confié récemment qu’elle traduisait le mot connaître dans la bible par : « Descendre amoureusement dedans »…
Et de la même manière, connaître Dieu, dans la Bible, n’est pas croire en un concept. C’est se laisser traverser par Lui.
Comme l’exprime Al-Hallâj, mystique crucifié pour avoir proclamé son union au Divin ( « Ana el haqq
», je suis la vérité) : « Je suis Celui que j’aime, et Celui que j’aime est moi. »
Et encore : « Entre moi et Toi, il y a moi. Ô Toi, débarrasse-moi de moi, pour que je sois
La tradition non-duelle — qu’on la trouve dans l’Advaita Vedānta, le soufisme ou la Kabbale — nous dit que le connaissant et le connu sont un seul et même Être. Ce que je connais vraiment, je le deviens. Et ce que je deviens vraiment, je le reconnais comme ce que j’ai toujours été.
« L’amant est le miroir de l’Aimé, et l’Aimé le miroir de l’Amant. »
— Ibn ‘Arabî
Cette réciprocité est aussi une consumation : « Tu ne peux connaître le Bien-Aimé tant que tu n’as pas été consumé par lui. »
(Rûmî)
Et du coup, l’expérience devient miroir :
« Ce que je cherche, c’est de me connaître dans l’autre, et l’autre en moi. »
— Ibn ‘Arabî
Le monde cesse d’être un objet. Il devient visage.
L’union des corps, quand elle est vécue dans cette conscience, devient elle-même un acte sacré. Car le corps ne ment pas : il sait que connaître vraiment, c’est s’unir, se donner, se recevoir.
Dans le silence de la chambre comme dans celui de la prière, ce qui se joue est toujours le même mouvement : me laisser pénétrer par ce que je croyais autre, jusqu’à m’y retrouver.
« Je ne suis pas moi-même. Je suis Toi. »
— Rûmî
« Ton esprit s’est mêlé à mon esprit comme le vin s’unit à l’eau pure. »
— Al-Hallâj
La vraie connaissance ne passe ni par la logique ni par l’analyse. Elle jaillit d’un autre centre de perception : le cœur, cette porte nue où l’être s’ouvre sans défense. C’est lui qui reçoit la lumière, c’est lui qui reconnaît — par contact, par silence, par amour.
« L’œil avec lequel je vois Dieu est le même que l’œil avec lequel Dieu me voit. »
— Maître Eckhart
Dans cette vision, sans tête, il n’y a pas deux regards. Il n’y a que l’Un, qui se reflète, se pénètre, se reconnaît dans chaque forme. C’est ce qui se vit dans les expériences de la vision sans tête de Douglas Harding : en cessant d’imaginer que j’ai ici une tête, l’ouvert prend la forme de mon frère humain. Je ne puis trouver de distance entre l’ouvert et le visage de l’autre qui devient si intime qu’il est une expression de Moi-même.
« Mon cœur est devenu capable de toutes les formes… Je suis la religion de l’Amour. »
— Ibn ‘Arabî
Ce cœur-là n’appartient plus à une identité. Il devient un temple sans mur, un chant sans voix, un espace d’hospitalité universelle.
« Le cœur est la porte. Pousse doucement. Il n’y a pas de verrou. »
— Lalla Yogîshwarî
La gnose véritable ne se force pas. Elle se laisse découvrir, comme un parfum intérieur. Il suffit d’oser entrer — et de consentir à être touché.
Toutes les traditions authentiques ont murmuré le même secret : l’ultime connaissance est une union, un passage de seuil, une étreinte sans contours. Qu’on l’appelle mariage mystique, extase silencieuse ou extinction dans l’Un, ce mystère est toujours vivant.
« Ô nuit plus aimable que l’aurore, ô nuit qui as uni l’Aimé avec l’amante, l’amante transformée en l’Aimé ! »
— Jean de la Croix
Ici, ce n’est plus le moi qui prie ou cherche, c’est l’Amour lui-même qui consume ce qui sépare.
« J’ai vu mon Seigneur avec l’œil du cœur. Je dis : Qui es-Tu ? Il dit : Toi. »
— Al-Hallâj
La question se dissout. Il ne reste que la clarté nue du Soi, sans nom, sans autre.
« Là où il y a dualité, l’un voit l’autre. Mais lorsque tout est vu comme Soi, qui peut voir qui ? »
— Brihadaranyaka Upanishad
Et soudain, le monde entier devient un miroir de ce qui ne s’est jamais séparé.
« Quand j’ai connu mon Soi, il n’y avait plus ni Toi, ni Moi. »
— Lalla Yogîshwarî
L’union mystique, ce n’est pas l’extraordinaire. C’est le réel dans sa lumière originelle, reconnu comme tel. Ce n’est pas l’extase passagère, c’est la simplicité radicale de l’être — tranquille du cœur libéré, rythme de l’éternel
Ce n’est pas un hasard si les mystiques parlent d’union, d’étreinte, de noces divines. Le verbe de la connaissance est un verbe d’amour.
Il ne s’agit pas de comprendre, mais de participer. D’entrer dans l’intimité du réel jusqu’à ce que toute séparation tombe.
L’Évangile de Thomas exprime cette vérité avec force :
« Quand vous vous connaîtrez, alors vous serez connus, et vous saurez que vous êtes les fils du Vivant. »
— Évangile de Thomas, logion 3
Et plus loin, il évoque le mystère de l’unité retrouvée :
« Je vous choisirai, un entre mille, deux entre dix mille, et ils se tiendront debout, étant un seul. »
— Évangile de Thomas, logion 23
À chaque fois que je connais, je suis connu.
À chaque fois que je pénètre, je suis pénétré.
Et dans ce miroir sans fin, il n’y a plus que l’Être qui s’éveille à Lui-même.
C’est pour cela que Ibn Arabi disait :
Dieu dort dans le rocher. Dieu rêve dans la plante. Dieu bouge dans l’animal. Dieu s’éveille dans l’Homme.