J’ai eu un « maître extérieur ». Il s’appelle Frédéric Moreau et exerce son métier d’Ostéopathe à Aix-en-Provence. Il n’enseignait pas la non-dualité, il ne donnait pas de satsang, il ne revendiquait aucune fonction spirituelle. Mais ce qu’il incarnait, silencieusement, avec intégrité, m’a transformé plus profondément que que tout ce que j’ai pu lire sur l’éveil.
Je le voyais une vingtaine de fois par an, entre 1994 et 2012 ainsi que durant des stages de 9 jours. Chaque séance avec lui était une invitation à sentir. À entrer en intimité avec le corps. À cesser de fuir les émotions refoulées. À cesser de prétendre savoir. Il n’y avait avec lui ni dogme, ni méthode, ni attente. Il m’accueillait tel que j’étais, et me guidait avec une douceur implacable vers ce que, seul, je ne voulais pas — ou ne pouvais pas — sentir. Peur, honte, crispation, attente d’amour, colère sourde… Il me tendait un miroir, mais un miroir sans jugement. Un espace dans lequel tout pouvait apparaître - et se transformer.
Au début, je le prenais presque pour un magicien. Il suffisait parfois d’un toucher, d’un regard, d’un mot à peine prononcé pour que quelque chose en moi se dissolve. Des tensions que je croyais miennes depuis toujours se relâchaient. Des angoisses profondes se transformaient et m’ouvrait sur des expansions de conscience qui me faisaient sentir un tout autre état de conscience. Je croyais qu’il me guérissait. Je sortais de chacune de ces séances transfiguré d’amour.
Mais ce n’est qu’avec le temps que j’ai compris. Lentement, par strates par de petites secousses de lucidité. Ce qu’il éveillait n’était pas un pouvoir personnel - même si j’ai pu aussi croire à cette fable là quelques temps - ni une dépendance mystique. Il révélait en moi une présence que je n’avais jamais vraiment reconnue. Il me rendait à moi-même, sans me le dire. Il me redonnait ce que je croyais ne pas avoir. C’est pour cela qu’au bout d’une dizaine d’années d’accompagnement avec lui, j’ai fini pas le nommer « mon maître » le « maître du non effort ».
J’ai mis longtemps à comprendre que le vrai maître n’était pas lui personnellement mais ce qu’il faisait résonner en moi. Ce silence vibrant. Cette écoute sans objet. Cette intimité sans les mots avec une Présence infinie. C’était cela, le Sadguru. Et il ne m’a jamais rien demandé. Il ne m’a jamais dit quoi faire. Il ne s’est jamais placé au-dessus. Il m’a simplement invité à être là. À sentir, à me fondre en Cela que j’étais déjà. Et, toujours, à travers ce sentir, la souffrance se transmuait en amour.
Pourtant il faut parfois des années, et une maturation intérieure subtile, pour reconnaître que ce que l’on cherche, c’est déjà ce que l’on est. Et que la plus grande aide que puisse offrir un guide, c’est de ne pas se prendre pour le but. Frédéric Moreau était libre, libre de l’idée d’être quelqu’un. Et comme la présence ne se révèle que dans l’absence de saisie, dans cette absence d’image d’être quelqu’un, elle se révélait avec acuité en sa présence car la Présence est la chose la plus contagieuse au monde et qui pourtant n’est pas de ce monde.
Voici un petit article pour mettre certains points sur le i du hic d’une spiritualité authentique.
Dans la tradition spirituelle de l’Inde, on distingue souvent le guru apparent - ou guru conventionnel - de celui qu’on appelle le Sadguru, le vrai maître, le maître ultime.
Le mot sanskrit guru (गुरु) signifie littéralement « lourd, grave, important », puis par extension : « maître, enseignant, guide spirituel ». Il vient de la racine gṛ ou gur, liée au poids et à la gravité. Traditionnellement, on interprète aussi guru comme la réunion de gu (l’obscurité) et ru (ce qui dissipe), faisant du gourou « celui qui dissipe l’obscurité ». Dans les textes védiques et tantriques, il désigne celui qui conduit le disciple de l’ignorance à la lumière du Soi.
Le guru conventionnel peut être un enseignant, un sage vivant, un guide précieux sur le chemin. Parfois, il transmet une tradition. Il éclaire, il encourage, il oriente. Il peut avoir une présence forte, inspirante, même transformatrice. Mais il reste un être humain. Il est une forme. Et comme toute forme, il est susceptible d’être confondu avec ce qu’il n’est pas.
Il peut être un miroir… ou devenir une cage.
Car s’il est vrai que certaines rencontres avec un maître extérieur peuvent ouvrir des portes profondes, il faut reconnaître - avec lucidité et sans détour - que d’autres se ferment douloureusement sur l’aveuglement, l’abus ou l’emprise. Depuis plus de vingt-cinq ans que j’accompagne des personnes en chemin, j’ai entendu de nombreuses histoires bouleversantes : de manipulation affective, de soumission psychologique, de dépendance spirituelle… Et plus tragiquement encore, d’abus sexuels ou financiers dissimulés derrière le mot “éveil”.
Dans l’un des derniers satsangs, une personne nous a confié avoir été violée pendant 49 jours consécutifs par un maître indien soi-disant “réalisé”. Et elle n’osait pas se rebeller en grande partie parce qu’elle croyait que cela faisait partie de la voie du bhakti yoga qu’elle suivait que de se soumettre inconditionnellement et aveuglément au guru qui dans sa tradition était perçu comme Dieu Lui-même prenant forme humaine. Et ce n’est pas un cas isolé. Ce genre de récit, hélas, je l’ai entendu plus souvent qu’on ne le croit. Cela ne signifie pas que toute relation à un maître mène à la dérive, bien sûr. Mais c’est une possibilité inhérente à cette voie, si elle est abordée sans discernement, sans maturité intérieure, sans véritable ancrage dans le Soi.
C’est pourquoi il me semble aujourd’hui essentiel d’être clair : la non-dualité ne vise pas un individu, fût-il “réalisé”, charismatique, ou porteur d’une lignée. Elle ne demande aucune soumission à une personne, ni à une figure d’autorité. Elle ne demande ni fidélité, ni dévotion, ni fusion psychologique. Elle pointe vers le Sadguru, ce maître intérieur et silencieux, qui n’est ni un corps, ni un rôle, ni un statut spirituel - mais le Soi lui-même, toujours déjà là, plus proche que toute forme.
Comme le dit Ramana Maharshi :
« Le véritable Guru est le Soi. Le Guru extérieur n’est qu’un reflet. Le Soi est l’unique maître. »
Le Sadguru, ce n’est donc pas un homme, ni une femme, ni une entité séparée. Ce n’est pas une autorité. Ce n’est pas quelqu’un à qui l’on remet son pouvoir. C’est la lumière silencieuse qui sait déjà. Celle qui perçoit tout, mais ne juge rien. Celle qui n’a besoin d’aucun pouvoir pour guider.
Je tiens à dire cela avec fermeté. Je ne demande ni à être suivi, ni révéré, ni placé au-dessus de qui que ce soit. Je ne propose pas une voie de dépendance. Je ne propose pas de m’aimer. Je propose d’écouter cela en vous qui est déjà libre, déjà vivant, déjà lumineux — même si Tu ne le sais pas encore.
Et c’est cela que je désigne quand je parle du Sadguru. Non pas une personne à vénérer, mais ce centre sans centre, cette clarté sans nom qui est toujours là, au cœur du sentir, au fond du silence, dans chaque instant de présence.
Comme le dit le Guru Gita : « Le Guru véritable est le Soi suprême, Brahman lui-même. À lui seul va la révérence. »
Et c’est cela que révèle l’approche non-duelle, quand elle est honnête et sans structure de pouvoir : elle ne vous mène pas à quelqu’un d’autre. Elle vous ramène chez vous. Elle vous dépossède doucement de tout ce que vous croyiez devoir devenir, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne à libérer - seulement la liberté elle-même, consciente d’elle-même.
Alors oui, des enseignants peuvent apparaître, des reflets peuvent vous aider. Et parfois, un regard, un mot, une présence peuvent avoir un effet profond. Mais cela ne signifie jamais que ce visage est la vérité. Il est, au mieux, une transparence qui pointe vers la transparence en vous comme dans la voie de la Vision Sans Tête de Douglas Harding que je partage également.
Et si ce visage prend le pouvoir, s’empare de votre lumière, exige votre fidélité ou votre corps… alors il ne parle plus au nom du Sadguru. Il parle au nom de lui-même. Et cela, il est bon de le voir.
Le Sadguru n’exige rien. Il ne prend rien. Il ne se cache nulle part. Il ne manipule pas. Il ne se nourrit pas de vous. Il vous rend à vous-même
Il est le Silence qui vous reconnaît. L’évidence qui ne demande rien.
Et c’est à cela que toute voie vraie, tôt ou tard, nous ramène.
Toutes les voies que je partage sont des voies directes de reconnaissance de qui nous sommes déjà.
Qu’il s’agisse de l’investigation du Soi dans l’esprit du jñāna yoga, de la voie du sentir, (de l’inclusion au de l’amour), de l’exploration du manque comme porte vers la plénitude au travers du Jeu de Révélation du « pourquoi » qui nous mène au « je ne sais pas », ou encore de certains jeux de révélation en caricaturant notre ego en faisant le clown avec - toutes ces invitations n’ont qu’un seul but : révéler ce qui est déjà là.
Elles ne cherchent ni à vous transformer, ni à vous délivrer quelque chose de nouveau. Elles visent seulement à dissiper ce qui semblait faire écran à l’évidence de l’être.
Dans tout ce que je propose, vous êtes toujours votre propre autorité. Car personne ne peut vous reconnaître à votre place. Cela ne peut venir que de vous. Vous êtes votre propre autorité
Par exemple dans les pratiques les plus directes, comme l’expérience du doigt de Douglas Harding qui pointe vers ce qui regarde dans la Vision Sans Tête, il ne s’agit pas de regarder un visage particulier, ni de chercher un centre quelque part, mais de tourner doucement l’attention de 180 degrés vers ce qui ne peut être vu - vers l’absence de visage, par laquelle se révèle la présence impersonnelle. C’est justement cette absence qui révèle notre visage originel.
Et c’est là que le Sadguru opère - sans bruit, sans forme, sans pouvoir. Il est cela en vous qui n’a jamais bougé, immuable présence de la Conscience. Simple évidence d’être. Cela qui ne s’enseigne pas. Cela qui ne s’impose jamais. Cela qui, simplement, est.