Feel it !




Paroles et musique de Dan Speerschneider
un album pour célébrer la vie ;-)

mardi 1 juillet 2025

Le sentiment de gratitude : Taknemmelighed

 Lien vers la chanson Gratitude :  https://youtu.be/oU61G66nhUU?si=gVaBXnoC79Aar2Kl



Depuis la petite enfance, j’ai vécu d’innombrables fois ce sentiment de taknemmelighed — un mot de ma langue natale, le danois — qui désigne ce que je n’aurais su nommer autrement qu’une joie pure, sans cause, sans objet. Une douceur qui monte sans raison apparente, et qui semble émaner directement de l’être lui-même, comme si tout remerciait simplement d’exister.


C’est ce parfum que j’ai voulu transmettre dans l’un des morceaux de mon album Sat Songs, paru en 2023, qui réunit 22 bhajans modernes inspirés par la non-dualité. L’un d’eux s’intitule justement “Gratitude”. Vous pouvez l’écouter en cliquant sur le lien ci-dessus.


Mais que dit vraiment ce mot danois, taknemmelighed ? Lorsque je l’écoute en profondeur, à la fois avec le cœur et avec l’attention d’un linguiste, il m’apparaît comme un véritable enseignement.


Il est formé de trois éléments : tak, nemmelig et le suffixe -hed. Tak signifie “merci”, “remerciement” — il désigne la reconnaissance du don, de ce qui est donné. Nem ou nemmelig, plus ancien, évoque l’idée de ce qui est “facile à recevoir”, “réceptif”, “disponible”. Il désigne une qualité d’ouverture, une aptitude naturelle à accueillir. Enfin, -hed, comme le “-ité” en français, marque l’état ou la qualité d’être : frihed (liberté), kærlighed (amour), enkelhed (simplicité).


Taknemmelighed signifie donc : l’état d’être dans une disposition à recevoir le remerciement. Ou plus profondément encore : la qualité d’être réceptif à ce qui est, dans une reconnaissance silencieuse.


Ce n’est pas simplement “dire merci”. C’est se tenir dans une présence ouverte, disponible, sans défense. La gratitude ici n’est plus dirigée vers un autre, ni déclenchée par un événement particulier. Elle est simplement là. Elle ne dépend pas d’un sujet ni d’un objet. Elle est la résonance naturelle de l’être qui se reconnaît. Un merci sans direction, sans cause, sans attente. Un merci qui ne vient de personne, adressé à personne — et qui pourtant dit tout.


Dans cette lumière, « tak » devient le remerciement impersonnel. « Nem »évoque le cœur sans appropriation, l’espace où rien n’est rejeté. Et - « hed » affirme que cette qualité n’est pas passagère, mais stable, inhérente à la nature de l’être.


Jean Klein écrivait : « Le remerciement véritable ne surgit pas d’un “moi” qui remercie. Il est silence. » Et l’Ashtavakra Gîtâ nous dit : « Le sage ne remercie personne et ne blâme personne » (III.17). Non par indifférence, mais parce que tout est vu comme le Soi. Qui remercierait qui ?


Taknemmelighed, c’est cela. La présence nue, sans sujet ni objet. Une résonance du silence à lui-même. Une joie d’être qui ne tient à rien — et pourtant qui inclut tout.


C’est pourquoi la gratitude est, en réalité, la seule prière que nous puissions véritablement faire. Pas une demande, pas une supplique, mais une reddition. Même si en allemand prier se dit beten, qui signifie “demander”, la prière la plus profonde ne demande rien. Elle dit simplement : que ta volonté soit faite. Elle ne cherche pas à changer le réel, mais à y consentir pleinement.


La gratitude n’est pas une posture. Elle est ce qui émane naturellement quand le réel se reconnaît comme Un.


Gratitude 🙏🏻 

jeudi 26 juin 2025

Ma vie est-t-elle une suite d’erreurs ?




Je suis libre. Tu es libre

 Mais… qu’est-ce qui est libre ?

Prenons un instant. Posons vraiment la question.

Qui est libre ? De quoi ? Comment le sais-tu ?

Est-ce la personne ?

Non. La personne n’est qu’une image mentale, une fiction, une histoire racontée après coup.

Un courant de pensées habitées de mémoire et de désir.

Alors pourquoi ai-je peur ?

Parce que je crois devoir choisir.

Parce que je crois que ma liberté dépend de ma capacité à faire le bon choix.

Mais la véritable liberté… ce n’est pas d’avoir le choix.

C’est de voir que ce que je suis est déjà libre du choix.

Si je suis honnête, ma vie ressemble à une collection de carrefours mal négociés.

Une succession de décisions, souvent douteuses, parfois désastreuses.

J’ai emprunté mille fois le “mauvais” chemin.

Et pourtant, c’est ce labyrinthe de faux pas qui m’amène ici.

Ici, à ce silence.

Ici, à cette reconnaissance :

Il n’y a jamais eu de mauvais chemin.

Il n’y a jamais eu de bon non plus.

Il n’y a jamais eu de choix.

Il n’y avait que Cela.

Cela qui se déploie, se regarde, se découvre… à travers l’illusion du choix.

Et si je regarde bien, maintenant, tout va bien.

Mieux encore : tout a toujours été exactement comme il devait être.

Même l’erreur. Même l’égarement. Même le doute.

Car ce que je suis ne dépend d’aucun chemin.

Et n’a jamais quitté la maison.

Me reviens encore et encore cette phrase de Ramana Maharshi :

« Ce qui doit arriver arrivera quoique tu fasses pour l’éviter »…

Si tu laisses cette phrase descendre dans le cœur et infuser tout ton être tu es libre.

Mais quoiqu’il en soit Tu es condamné à la Grâce … 


mercredi 25 juin 2025

Pas de Guru extérieur dans la non dualité authentique

 


J’ai eu un « maître extérieur ». Il s’appelle Frédéric Moreau et exerce son métier d’Ostéopathe à Aix-en-Provence. Il n’enseignait pas la non-dualité, il ne donnait pas de satsang, il ne revendiquait aucune fonction spirituelle. Mais ce qu’il incarnait, silencieusement, avec intégrité, m’a transformé plus profondément que que tout ce que j’ai pu lire sur l’éveil.


Je le voyais une vingtaine de fois par an, entre 1994 et 2012 ainsi que durant des stages de 9 jours. Chaque séance avec lui était une invitation à sentir. À entrer en intimité avec le corps. À cesser de fuir les émotions refoulées. À cesser de prétendre savoir. Il n’y avait avec lui ni dogme, ni méthode, ni attente. Il m’accueillait tel que j’étais, et me guidait avec une douceur implacable vers ce que, seul, je ne voulais pas — ou ne pouvais pas — sentir. Peur, honte, crispation, attente d’amour, colère sourde… Il me tendait un miroir, mais un miroir sans jugement. Un espace dans lequel tout pouvait apparaître - et se transformer.


Au début, je le prenais presque pour un magicien. Il suffisait parfois d’un toucher, d’un regard, d’un mot à peine prononcé pour que quelque chose en moi se dissolve. Des tensions que je croyais miennes depuis toujours se relâchaient. Des angoisses profondes se transformaient et m’ouvrait sur des expansions de conscience qui me faisaient sentir un tout autre état de conscience. Je croyais qu’il me guérissait. Je sortais de chacune de ces séances transfiguré d’amour. 


Mais ce n’est qu’avec le temps que j’ai compris. Lentement, par strates par de petites secousses de lucidité. Ce qu’il éveillait n’était pas un pouvoir personnel - même si j’ai pu aussi croire à cette fable là quelques temps - ni une dépendance mystique. Il révélait en moi une présence que je n’avais jamais vraiment reconnue. Il me rendait à moi-même, sans me le dire. Il me redonnait ce que je croyais ne pas avoir. C’est pour cela qu’au bout d’une dizaine d’années d’accompagnement avec lui, j’ai fini pas le nommer « mon maître »  le « maître du non effort ». 


J’ai mis longtemps à comprendre que le vrai maître n’était pas lui personnellement mais ce qu’il faisait résonner en moi. Ce silence vibrant. Cette écoute sans objet. Cette intimité sans les mots avec une Présence infinie. C’était cela, le Sadguru. Et il ne m’a jamais rien demandé. Il ne m’a jamais dit quoi faire. Il ne s’est jamais placé au-dessus. Il m’a simplement invité à être là. À sentir, à me fondre en Cela que j’étais déjà. Et, toujours, à travers ce sentir, la souffrance se transmuait en amour.


Pourtant il faut parfois des années, et une maturation intérieure subtile, pour reconnaître que ce que l’on cherche, c’est déjà ce que l’on est. Et que la plus grande aide que puisse offrir un guide, c’est de ne pas se prendre pour le but. Frédéric Moreau était libre, libre de l’idée d’être quelqu’un. Et comme la présence ne se révèle que dans l’absence de saisie, dans cette absence d’image d’être quelqu’un, elle se révélait avec acuité en sa présence car la Présence est la chose la plus contagieuse au monde et qui pourtant n’est pas de ce monde. 


Voici un petit article pour mettre certains points sur le i du hic d’une spiritualité authentique.

Dans la tradition spirituelle de l’Inde, on distingue souvent le guru apparent - ou guru conventionnel - de celui qu’on appelle le Sadguru, le vrai maître, le maître ultime.

Le mot sanskrit guru (गुरु) signifie littéralement « lourd, grave, important », puis par extension : « maître, enseignant, guide spirituel ». Il vient de la racine gṛ ou gur, liée au poids et à la gravité. Traditionnellement, on interprète aussi guru comme la réunion de gu (l’obscurité) et ru (ce qui dissipe), faisant du gourou « celui qui dissipe l’obscurité ». Dans les textes védiques et tantriques, il désigne celui qui conduit le disciple de l’ignorance à la lumière du Soi.


Le guru conventionnel peut être un enseignant, un sage vivant, un guide précieux sur le chemin. Parfois, il transmet une tradition. Il éclaire, il encourage, il oriente. Il peut avoir une présence forte, inspirante, même transformatrice. Mais il reste un être humain. Il est une forme. Et comme toute forme, il est susceptible d’être confondu avec ce qu’il n’est pas.

Il peut être un miroir… ou devenir une cage.

Car s’il est vrai que certaines rencontres avec un maître extérieur peuvent ouvrir des portes profondes, il faut reconnaître - avec lucidité et sans détour - que d’autres se ferment douloureusement sur l’aveuglement, l’abus ou l’emprise. Depuis plus de vingt-cinq ans que j’accompagne des personnes en chemin, j’ai entendu de nombreuses histoires bouleversantes : de manipulation affective, de soumission psychologique, de dépendance spirituelle… Et plus tragiquement encore, d’abus sexuels ou financiers dissimulés derrière le mot “éveil”.

Dans l’un des derniers satsangs, une personne nous a confié avoir été violée pendant 49 jours consécutifs par un maître indien soi-disant “réalisé”. Et elle n’osait pas se rebeller en grande partie parce qu’elle croyait que cela faisait partie de la voie du bhakti yoga qu’elle suivait que de se soumettre inconditionnellement et aveuglément au guru qui dans sa tradition était perçu comme Dieu Lui-même prenant forme humaine. Et ce n’est pas un cas isolé. Ce genre de récit, hélas, je l’ai entendu plus souvent qu’on ne le croit. Cela ne signifie pas que toute relation à un maître mène à la dérive, bien sûr. Mais c’est une possibilité inhérente à  cette voie, si elle est abordée sans discernement, sans maturité intérieure, sans véritable ancrage dans le Soi.

C’est pourquoi il me semble aujourd’hui essentiel d’être clair : la non-dualité ne vise pas un individu, fût-il “réalisé”, charismatique, ou porteur d’une lignée. Elle ne demande aucune soumission à une personne, ni à une figure d’autorité. Elle ne demande ni fidélité, ni dévotion, ni fusion psychologique. Elle pointe vers le Sadguru, ce maître intérieur et silencieux, qui n’est ni un corps, ni un rôle, ni un statut spirituel - mais le Soi lui-même, toujours déjà là, plus proche que toute forme. 

Comme le dit Ramana Maharshi :

« Le véritable Guru est le Soi. Le Guru extérieur n’est qu’un reflet. Le Soi est l’unique maître. »


Le Sadguru, ce n’est donc pas un homme, ni une femme, ni une entité séparée. Ce n’est pas une autorité. Ce n’est pas quelqu’un à qui l’on remet son pouvoir. C’est la lumière silencieuse qui sait déjà. Celle qui perçoit tout, mais ne juge rien. Celle qui n’a besoin d’aucun pouvoir pour guider.

Je tiens à dire cela avec fermeté. Je ne demande ni à être suivi, ni révéré, ni placé au-dessus de qui que ce soit. Je ne propose pas une voie de dépendance. Je ne propose pas de m’aimer. Je propose d’écouter cela en vous qui est déjà libre, déjà vivant, déjà lumineux — même si Tu ne le sais pas encore.

Et c’est cela que je désigne quand je parle du Sadguru. Non pas une personne à vénérer, mais ce centre sans centre, cette clarté sans nom qui est toujours là, au cœur du sentir, au fond du silence, dans chaque instant de présence.

Comme le dit le Guru Gita : «  Le Guru véritable est le Soi suprême, Brahman lui-même. À lui seul va la révérence. »

Et c’est cela que révèle l’approche non-duelle, quand elle est honnête et sans structure de pouvoir : elle ne vous mène pas à quelqu’un d’autre. Elle vous ramène chez vous. Elle vous dépossède doucement de tout ce que vous croyiez devoir devenir, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne à libérer - seulement la liberté elle-même, consciente d’elle-même.

Alors oui, des enseignants peuvent apparaître, des reflets peuvent vous aider. Et parfois, un regard, un mot, une présence peuvent avoir un effet profond. Mais cela ne signifie jamais que ce visage est la vérité. Il est, au mieux, une transparence qui pointe vers la transparence en vous comme dans la voie de la Vision Sans Tête de Douglas Harding que je partage également.

Et si ce visage prend le pouvoir, s’empare de votre lumière, exige votre fidélité ou votre corps… alors il ne parle plus au nom du Sadguru. Il parle au nom de lui-même. Et cela, il est bon de le voir.

Le Sadguru n’exige rien. Il ne prend rien. Il ne se cache nulle part. Il ne manipule pas. Il ne se nourrit pas de vous. Il vous rend à vous-même

Il est le Silence qui vous reconnaît. L’évidence qui ne demande rien. 

Et c’est à cela que toute voie vraie, tôt ou tard, nous ramène.

Toutes les voies que je partage sont des voies directes de reconnaissance de qui nous sommes déjà.

Qu’il s’agisse de l’investigation du Soi dans l’esprit du jñāna yoga, de la voie du sentir, (de l’inclusion au de l’amour), de l’exploration du manque comme porte vers la plénitude au travers du Jeu de Révélation du « pourquoi » qui nous mène au « je ne sais pas », ou encore de certains jeux de révélation en  caricaturant notre ego en faisant le clown avec - toutes ces invitations n’ont qu’un seul but : révéler ce qui est déjà là.

Elles ne cherchent ni à vous transformer, ni à vous délivrer quelque chose de nouveau. Elles visent seulement à dissiper ce qui semblait faire écran à l’évidence de l’être.

Dans tout ce que je propose, vous êtes toujours votre propre autorité. Car personne ne peut vous reconnaître à votre place. Cela ne peut venir que de vous. Vous êtes votre propre autorité  

Par exemple dans les pratiques les plus directes, comme l’expérience du doigt de Douglas Harding qui pointe vers ce qui regarde dans la Vision Sans Tête, il ne s’agit pas de regarder un visage particulier, ni de chercher un centre quelque part, mais de tourner doucement l’attention de 180 degrés vers ce qui ne peut être vu - vers l’absence de visage, par laquelle se révèle la présence impersonnelle. C’est justement cette absence qui révèle notre visage originel.

Et c’est là que le Sadguru opère - sans bruit, sans forme, sans pouvoir. Il est cela en vous qui n’a jamais bougé, immuable présence de la Conscience. Simple évidence d’être. Cela qui ne s’enseigne pas. Cela qui ne s’impose jamais. Cela qui, simplement, est.



Sentir dissout la dualité



 Dans la voie du sentir, l’apparente distance entre sujet et objet commence doucement à se dissoudre, non pas parce qu’on aurait adopté une nouvelle croyance ou intégré un concept philosophique, mais parce que dans l’expérience directe, quand on sent vraiment, sans défense et sans intention, plus aucune séparation ne tient.


Ce que « je sens », je ne peux pas le maintenir à distance comme un objet posé là, en face de moi ; il ne se présente pas à partir d’un “ailleurs”, il n’est ni extérieur, ni intérieur : il est immédiat, il jaillit de l’instant même, sans que je puisse vraiment dire d’où il vient, ni pour qui il est là.

Il n’y a pas plus de distance entre ce que je sens et celui qui sent, qu’il n’y en a entre la vague et l’eau, ou entre l’écran et le film qu’il accueille : l’écran ne regarde pas le film comme un spectateur distant, il ne s’y oppose pas, et pourtant il ne s’y perd jamais — il l’accueille, le laisse se dérouler en lui, tout en restant parfaitement lui-même.

De la même manière, ce que je sens n’apparaît pas en direction de moi, depuis un autre : cela naît au sein même de la conscience, s’y déploie un instant, et s’y évanouit, comme une vague dans l’océan. 

Sentir, c’est alors se rendre totalement perméable, ouvert, sans repli ni anticipation. Ce n’est plus chercher à comprendre ou à nommer ce qui est là, ni tenter d’interpréter ce que je vis, mais entrer dans la résonance pure de l’instant, dans cette qualité d’accueil sans commentaire, où l’expérience peut s’offrir sans être figée dans un concept ou une phrase. 

Ce que je croyais extérieur — le regard de l’autre, un son, une douleur, une odeur, une pluie soudaine sur la peau — devient un mouvement du vivant en lui-même, une onde sans origine, qui ne vient ni vers moi, ni de moi, mais qui s’éprouve depuis une présence sans forme, depuis cette pure disponibilité d’être qui ne commence nulle part.

Dans cette intimité sans bords, sans direction, sans intention même, quelque chose se dévoile : ce que je sens, je le suis déjà, ce que je goûte me révèle, et ce que je laisse simplement me traverser devient reconnaissance d’une unité que rien ne peut décrire.

Alors, la non-dualité cesse d’être une idée abstraite ou un sujet de réflexion. Elle devient cette pulpe vivante, ce frémissement du réel quand il n’est plus filtré par l’habitude de se croire séparé, ce mouvement de conscience qui se goûte dans la forme, sans jamais s’y enfermer.

Il n’est plus question de nier les formes, ni de rejeter les émotions ou les sensations, mais de cesser d’en faire des objets figés ; il n’est plus besoin de s’éloigner du monde pour retrouver le silence, il suffit de sentir, ici même, sans chercher à retenir ou à comprendre - juste sentir, sans appropriation, comme une offrande, de la Conscience à Elle-même. 

Et c’est cela que le corps commence à enseigner quand on ne le considère plus comme un objet solide, une chose à réparer ou à améliorer, mais comme un espace d’émergence, un lieu de résonance, un organe de présence — le lieu vivant du sentir, dans lequel chaque sensation devient un geste d’amour impersonnel.

Le corps in fine n’est pas un sac de peau à forme humaine, ni un “moi” incarné : il est sensation pure et transparence en mouvement. Et dans cette voie du sentir, il devient de plus en plus évident qu’il n’y a plus quelqu’un qui sent - il n’y a que le sentir, impersonnel, sans sujet, sans objet, sans direction : juste cela. On entre ici dans le monde magique de la pure présence où les mots et les concepts sont caduques. 

Et dans ce dépouillement, ce qui reste n’est plus une idée, ni une posture, ni même une sensation identifiable. Ce n’est pas une conclusion, ni un état à atteindre. Ce qui reste est d’un autre ordre. C’est une douceur sans cause. Une clarté sans appui. Un silence vivant dans lequel toute chose est goûtée comme depuis l’intérieur, sans direction, sans effort.

Ce silence ne s’oppose à rien rien. Il n’a pas besoin d’exclure pour être ce qu’il est. Il accueille sans intention. Il enveloppe sans s’étendre. Il ne se défend pas, ne juge pas, ne commente pas. Il est pur accueil. Et c’est cela que révèle la voie du sentir, quand elle est pleinement vécue : ce n’est pas une voie pour obtenir, ni une méthode pour transformer, mais un art d’être là, un art de vivre, tout simplement, sans rien à défendre ni à affirmer, un art vibrant, ouvert, dans ce qui est - sans faire de ce qui est un objet.

À ce stade, il devient évident que le sentir n’a jamais été personnel. Il n’a jamais appartenu à un moi. Il ne commence nulle part. Il ne passe pas d’un “je” vers un “autre”. Il est l’émergence spontanée de la conscience se reconnaissant dans l’intimité d’un frémissement. Il est la vibration du Soi par lui-même.

Comme le dit le Vijnana Bhairava Tantra, ce texte mystique du shivaïsme du Cachemire, si direct dans sa manière de pointer vers le réel : « Là où l’objet du savoir se dissout, là où le sujet n’est plus localisé, là seulement est le Soi. » (verset 101, trad. Lilian Silburn)

Dans la pleine présence au sentir, rien n’est séparé. Même la douleur est une forme de lumière. Même la peur devient une pulsation du vivant, accueillie dans l’immobilité. Il n’y a plus besoin de chercher un centre depuis lequel vivre, ni une vérité à atteindre. Tout est déjà là, dans cette simple évidence que je suis, sans forme, sans nom, sans limites.

C’est ce que Lalla, la mystique cachemirienne du XIVe siècle, évoquait dans ses poèmes :

« Je suis entrée en moi, et j’ai vu que Celui-là n’était pas autre. Je suis celui que j’aimais, et celui que j’aimais est moi. » (Lal Vākh, n°94)

Alors, ce n’est plus le corps qui sent - c’est le sentir qui fait corps. Ce n’est plus “moi” qui vis des sensations, mais la Vie qui se sent elle-même en cette forme momentanée, sans que rien ne soit jamais séparé d’elle. Il n’y a plus de sujet du ressenti, plus de centre à défendre : juste un jaillissement continu de présence, une offrande permanente de l’instant à lui-même.

Le Pratyabhijnahridayam, autre texte du tantra cachemirien, le dit ainsi :

« La conscience se reconnaît elle-même en s’éprouvant dans les formes, tout en n’étant jamais une forme. » (verset 10)

Et c’est cela qui devient si paisible, si libre : quand il n’y a plus de sujet qui sent, il n’y a plus de tension dans l’expérience. Plus de fermeture et pas non plus de tentative d’en faire quelque chose. Il ne reste qu’un silence vibrant, un amour sans bord, une paix inconditionnée. 

Dans la voie du sentir, cette paix n’est pas au bout du chemin. Elle est déjà là, au cœur même de chaque perception, pour peu qu’on s’y abandonne, qu’on s’y laisse fondre, sans commentaire, sans repli. Alors, rien ne presse. Tout est lent. Tout est intime. Même le plus banal des gestes devient un mystère. Même une larme devient offrande. 

Et dans ce rien de spécial, ce rien d’appropriable, s’ouvre une joie qui ne vient de nulle part. Une joie tranquille et sans motif. Une pure joie d’être. Une joie d’être Cela — sans mot, sans nom, sans rôle, pure présence.


mardi 24 juin 2025

Redécouvrir le Soi à partir du corps : La voie du sentir


Reconnaissance non-duelle à partir du corps (la voie du sentir) 


On commence souvent par croire que le corps, c’est un corps d’organes : une machine animée de chair et de sang, régie par des règles biologiques, médicales, scientifiques. On croit qu’il a une forme, une histoire, une mécanique qu’il faudrait réparer ou optimiser. Ce corps-là, c’est celui que l’on voit dans le miroir, que l’on compare, que l’on juge. Il semble dense, défini, et surtout… séparé du reste.

Tant que je crois être ce corps ou exister quelque part à l’intérieur de ce sac de peau et d’os a forme humaine, sous forme d’une âme individuelle ou d’une conscience séparée localisée dans le cerveau, je suis soumis à la roue du samsara des plaisirs et des souffrances, je vis une vie de seconde de main et suis piégé par une puissante hypnose qui me fait souffrir et vivre des conflits avec les autres et le monde. Or il est possible en explorant directement la nature réelle de ce corps par le senti de se libérer de cet attachement illusoire et source de souffrance. 

Si l’on regarde un peu plus attentivement… ce que nous appelons “corps” n’est jamais un objet vu de l’extérieur, c’est toujours une sensation vécue de l’intérieur. Le corps, en vérité, c’est d’abord un corps mental. Un agrégat de sensations sur lesquelles nous avons posé des images, des concepts, des peurs, des histoires : — Ici, ça serre : c’est que je suis tendu. — Là, ça picote : est-ce un danger ? — Là, ça chauffe : est-ce du désir ? une émotion ? Et toutes ces sensations deviennent comme recouvertes de commentaires, d’anticipations, de souvenirs, de projections.

Ce n’est plus un corps, c’est une narration du corps. Un film intérieur, sur fond de chair.

Mais si, au lieu d’interpréter, je reste simplement avec ce qui est là, si je n’essaie pas de comprendre, ni d’améliorer, mais juste de sentir… alors quelque chose s’ouvre. Le mental se tait. Les mots se retirent. Les concepts se dissolvent.

Et peu à peu, le corps devient champ de sensations pures. Non plus un corps conceptuel, mais un corps de vibrations, un tapis d’ondes vivantes, de frémissements, de densités mouvantes, de souffles subtils.

C’est ce que les tantrikas appellent parfois le corps d’énergie. Ce n’est pas une idée. C’est une écoute directe. Ce n’est pas une croyance. C’est une présence nue.

Et si je m’abandonne encore plus profondément à ce sentir — Si je ne cherche même plus à sentir, mais que je me laisse être senti… Alors le corps cesse d’être un dedans. Il perd ses contours.

Les sensations deviennent immenses, transparentes, non localisées. Ce n’est plus un “moi” qui sent un corps… C’est l’espace lui-même qui prend conscience de lui-même sous la forme de ce corps.

Et là s’ouvre le troisième corps que l’on pourrait appeler le corps d’espace. Un corps sans forme, qui n’exclut rien, qui ne possède rien, qui n’est nulle part et partout à la fois.

Et dans certaines Upanishads, il est dit : « Ce corps est le tout. C’est Brahman. En lui est l’univers entier. » (Chāndogya Upanishad, VI.8.7)

Ou encore :

« Celui qui connaît Brahman comme l’espace dans le cœur… habite tout, et n’est plus jamais confondu avec le petit moi. »

(Bṛhadāraṇyaka Upanishad, III.8.8)


Alors ce corps d’espace n’est pas une abstraction. C’est l’ouverture même, c’est l’infini devenu sensible, c’est le toucher de l’univers en nous.

Il ne s’oppose pas au corps de chair, il l’englobe, il le baigne, il le dissout sans le nier.

Et à la fin, il n’y a plus que Cela - un corps-silence, un espace-conscience, où plus rien n’est séparé de Toi.

Et peut-être est-ce cela que l’on avait oublié : que sentir est déjà silence. Sentir, dans sa pureté, est un acte non duel — car il ne peut être pensé. On ne peut pas vraiment penser et sentir en même temps. L’un appelle le mental, l’autre appelle la Présence.

La joie du sentir, quand elle est libre de toute histoire, révèle exactement le même Soi que la voie de l’investigation. Elle ne cherche pas à nommer ce qui est, elle le goûte. Elle ne cherche pas à comprendre, mais à embrasser. Elle n’analyse pas, elle se fond. Et dans cette fusion, il n’y a plus de deux.

La voie du sentir est donc une voie d’amour. Elle ne s’élève pas au-dessus du monde, elle l’accueille depuis l’intérieur. Elle ne se détourne pas du corps, elle le transfigure. Et pourtant — elle mène au même lieu que la voie du détachement, ou de la connaissance : ce lieu sans lieu, cette présence infinie, atemporelle, qui jamais ne s’éloigne de ce que tu es.

C’est le même silence. Le même Soi. Le même retour vers l’être qui n’a jamais cessé d’être, la même reconnaissance que Je suis ce que Je cherche. 

Ainsi le sentir opère au fond comme un Neti neti d’amour, un neti neti alchimique où tout ce que je ne suis pas ultimement est consumé par amour pour révéler ce que Je suis avant l’histoire, les mots et même les perceptions.