L’article auquel je fais référence ici m’avait fortement intéressé lorsque je préparais ma maîtrise de philosophie à La Sorbonne en 1991. Bien qu’ayant déjà eu plusieurs expériences d’expansion de conscience depuis l’enfance - d’où en partie probablement mon intérêt pour la philosophie et la connaissance en général y compris du point de vue scientifique - je n’étais pas encore tombé sur un texte de non dualité et considérait donc ce fameux texte de Nagel comme le must en termes de philosophie du mystère de la conscience.
En 1974, le philosophe américain Thomas Nagel publie un article devenu classique dans le champ de la philosophie de l’esprit : What Is It Like to Be a Bat? (Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ?). Ce texte s’attaque à l’un des présupposés fondamentaux des neurosciences réductionnistes : l’idée que la conscience pourrait un jour être expliquée de manière exhaustive par les sciences objectives, c’est-à-dire à partir des mécanismes physiques, chimiques et biologiques du cerveau.
Ce qui motive Thomas Nagel en écrivant cet article en 1974, c’est une insatisfaction profonde face aux tentatives des sciences cognitives et de la philosophie matérialiste d’expliquer la conscience comme un simple phénomène physique. À une époque où la pensée dominante cherchait à tout réduire au cerveau, Nagel veut rappeler qu’il y a dans la conscience quelque chose d’irréductiblement subjectif, une dimension vécue — ce que cela fait d’être — qui échappe à toute description objective.
Il n’écrit pas contre la science, mais contre une forme de réductionnisme naïf, qui prétend que l’on pourrait, un jour, tout expliquer en termes neuronaux. Sa motivation est à la fois philosophique et existentielle : sauver l’intériorité, préserver la dignité du point de vue subjectif, et redonner une place au mystère de l’expérience vécue.
En choisissant l’exemple de la chauve-souris, il veut justement montrer la limite infranchissable entre comprendre un fonctionnement biologique et connaître l’essence d’une expérience vécue. Il cherche ainsi à rouvrir un espace de questionnement sur ce qu’est vraiment la conscience, au-delà des modèles dominants.
Nagel ne conteste pas la réalité de ces mécanismes. Il ne nie pas qu’un événement mental puisse avoir une correspondance neurophysiologique. Mais il affirme avec force qu’il y a quelque chose que ces sciences ne pourront jamais saisir : l’expérience vécue, ce que les philosophes appellent un quale — c’est-à-dire la qualité vécue d’une expérience subjective, comme « le rouge ressenti », « le goût de la menthe », ou encore « ce que cela fait d’avoir peur ». Ces qualia (au pluriel) sont irréductibles à une description extérieure. Ils ne peuvent être mesurés, ni partagés, ni transmis autrement que par leur vécu direct.
Pour illustrer son propos, Nagel choisit un exemple frappant : la chauve-souris. Elle est un mammifère, comme nous, mais son mode de perception est si étranger au nôtre — basé sur l’écholocation — qu’il devient l’emblème de cette altérité subjective. Comme il l’écrit : « Les chauves-souris ont un système de perception qui leur est propre : l’écholocation. […] Cela signifie que leurs expériences sensorielles sont très différentes des nôtres, et on ne peut se représenter ce que cela fait d’en avoir. »
Même si nous connaissions parfaitement leur anatomie, leur biologie, leur fonctionnement cérébral, cela ne nous rapprocherait pas d’une véritable compréhension : « Le fait est que nous n’avons aucune raison de croire que nous pourrions jamais savoir ce que c’est que d’être une chauve-souris. » Toute tentative d’imaginer leur expérience revient à projeter notre propre conscience humaine dans un autre moule. Et cela, dit-il, est déjà une déformation.
Autrement dit : l’expérience en première personne est intransmissible et irréductible. Elle constitue un noyau d’opacité pour toute approche scientifique en troisième personne. « Une expérience consciente est un phénomène essentiellement subjectif. » Cette subjectivité, selon Nagel, ne peut être capturée par aucune objectivité. Et il en tire une conclusion radicale : tant que la science sera fondée uniquement sur des descriptions objectives, elle ne pourra jamais rendre compte de la conscience.
Cette thèse fut révolutionnaire dans son contexte. Elle allait à contre-courant du matérialisme dominant, qui prétendait expliquer la conscience comme un simple effet secondaire de l’activité cérébrale. Nagel rouvrait la porte à une approche plus phénoménologique, plus humble aussi, reconnaissant la limite fondamentale du savoir objectif : on ne peut pas tout expliquer de l’extérieur. Il y a un « dedans » qui résiste.
Mais si ce texte fut révolutionnaire dans le champ des neurosciences et de la philosophie analytique, il ne l’est pas tant que cela dans la perspective non-duelle. Car la non-dualité va plus loin encore : elle ne se contente pas de constater que la conscience subjective est irréductible à l’objectivité — elle remet en question l’idée même qu’il y ait une conscience « subjective » appartenant à un organisme.
Autrement dit, la vraie question n’est pas : « Que fait la conscience humaine ? » mais : « Qu’est-ce que la conscience — en elle-même, avant toute forme ? »
Et surtout : « À qui appartient cette conscience ? »
Ramana Maharshi posait cette question avec une simplicité désarmante : « Qui suis-je ? » Et, par cette question, il ne cherchait pas à mieux définir une subjectivité animale ou humaine, mais à retourner entièrement la perspective. Il montrait que la conscience n’est pas dans un être — humain, chauve-souris, ou autre. C’est l’être qui apparaît dans la conscience.
Ce que Nagel nomme l’expérience subjective est en réalité, du point de vue non-duel, la conscience impersonnelle (ce que la philosophie de l’esprit appelle un quale — terme utilisé pour désigner la qualité vécue d’une expérience subjective, par exemple « le rouge ressenti » ou « le goût de la menthe », impossible à réduire à une description objective). Elle ne se loge pas dans un système nerveux. Elle n’est pas produite par un cerveau. Elle est ce dans quoi apparaissent à la fois le cerveau, le monde, les sensations, les corps et leurs histoires. Elle est ce « champ de présence » au sein duquel tout phénomène apparaît et disparaît — sans qu’il soit jamais possible de le saisir objectivement.
Là où Nagel s’arrête à la constatation d’un échec de la science objective à saisir l’expérience vécue, la non-dualité invite à une investigation plus radicale : et si la conscience n’était pas une propriété d’un sujet individuel, mais la réalité fondamentale elle-même ?
Dans cette perspective, il ne s’agit plus de savoir ce que c’est que d’être une chauve-souris ou un humain. Il s’agit de reconnaître que la seule chose qui soit connue avec certitude, c’est l’Être conscient lui-même - avant toute forme, avant toute identification.
Le soufi Ibn ‘Arabî affirmait : « Dieu dort dans la pierre, rêve dans la plante, bouge dans l’animal, et s’éveille dans l’homme. »
Mais la non-dualité complète encore cette vision : ce n’est pas l’homme qui s’éveille, c’est la conscience elle-même qui se reconnaît — à travers et au-delà de toute forme.
Comme l’écrivait Baliyani dans son Traité de l’unité : « J’ai connu mon Seigneur par mon Seigneur. »L’identité n’est pas à chercher dans une créature, mais dans la lumière même qui la rend connaissable.
La thèse de Nagel, aussi précieuse soit-elle pour démontrer l’impossibilité de réduire la conscience à une activité neuronale, conserve un angle mort : elle suppose encore que la conscience appartient à quelqu’un. Qu’il y a un être distinct — humain ou chauve-souris - qui a une expérience.
Mais cette perspective est déjà une construction mentale.
Dans le silence de la présence, il n’y a pas d’expérienceur séparé.
Il y a l’expérience - pure, immédiate, sans auteur.
Il n’y a donc pas de réponse à la question « Que fait la conscience humaine ? »
Car ce n’est pas l’humain qui est conscient.
C’est la conscience qui s’humanise un instant… avant de se replier dans le silence d’où toutes les formes émergent.
Autrement dit, le miracle n’est pas qu’un jour, la conscience ait émergée de l’univers physique au bout de 13,8 milliards d’années d’évolution. Le miracle absolu c’est que l’univers émerge non, pas de ta conscience, mais de La Conscience ici maintenant, en Toi ou plus exactement en tant que Toi et en tant que Tu es cette Conscience infinie et sans âge !
Il faudra bien qu’un jour une nouvelle science émerge, une science basée sur notre expérience directe la plus évidente que personne ne peut à juste titre contester, la seule certitude indubitable, le simple fait que je suis en train d’être et que cet être est omniprésent et conscient, illimité et sans âge, donc totalement impersonnel,