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jeudi 22 mai 2025

Quand Nagel (l’auteur du fameux article : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris? » rencontre la non dualité …



L’article auquel je fais référence ici m’avait fortement intéressé lorsque je préparais ma maîtrise de philosophie à La Sorbonne en 1991. Bien qu’ayant déjà eu plusieurs expériences d’expansion de conscience depuis l’enfance - d’où en partie probablement mon intérêt pour la philosophie et la connaissance en général y compris du point de vue scientifique - je n’étais pas encore tombé sur un texte de non dualité et considérait donc ce fameux texte de Nagel comme le must en termes de philosophie du mystère de la conscience. 


En 1974, le philosophe américain Thomas Nagel publie un article devenu classique dans le champ de la philosophie de l’esprit : What Is It Like to Be a Bat? (Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ?). Ce texte s’attaque à l’un des présupposés fondamentaux des neurosciences réductionnistes : l’idée que la conscience pourrait un jour être expliquée de manière exhaustive par les sciences objectives, c’est-à-dire à partir des mécanismes physiques, chimiques et biologiques du cerveau.


Ce qui motive Thomas Nagel en écrivant cet article en 1974, c’est une insatisfaction profonde face aux tentatives des sciences cognitives et de la philosophie matérialiste d’expliquer la conscience comme un simple phénomène physique. À une époque où la pensée dominante cherchait à tout réduire au cerveau, Nagel veut rappeler qu’il y a dans la conscience quelque chose d’irréductiblement subjectif, une dimension vécue — ce que cela fait d’être — qui échappe à toute description objective.

Il n’écrit pas contre la science, mais contre une forme de réductionnisme naïf, qui prétend que l’on pourrait, un jour, tout expliquer en termes neuronaux. Sa motivation est à la fois philosophique et existentielle : sauver l’intériorité, préserver la dignité du point de vue subjectif, et redonner une place au mystère de l’expérience vécue. 

En choisissant l’exemple de la chauve-souris, il veut justement montrer la limite infranchissable entre comprendre un fonctionnement biologique et connaître l’essence d’une expérience vécue. Il cherche ainsi à rouvrir un espace de questionnement sur ce qu’est vraiment la conscience, au-delà des modèles dominants.


Nagel ne conteste pas la réalité de ces mécanismes. Il ne nie pas qu’un événement mental puisse avoir une correspondance neurophysiologique. Mais il affirme avec force qu’il y a quelque chose que ces sciences ne pourront jamais saisir : l’expérience vécue, ce que les philosophes appellent un quale — c’est-à-dire la qualité vécue d’une expérience subjective, comme « le rouge ressenti », « le goût de la menthe », ou encore « ce que cela fait d’avoir peur ». Ces qualia (au pluriel) sont irréductibles à une description extérieure. Ils ne peuvent être mesurés, ni partagés, ni transmis autrement que par leur vécu direct.


Pour illustrer son propos, Nagel choisit un exemple frappant : la chauve-souris. Elle est un mammifère, comme nous, mais son mode de perception est si étranger au nôtre — basé sur l’écholocation — qu’il devient l’emblème de cette altérité subjective. Comme il l’écrit : « Les chauves-souris ont un système de perception qui leur est propre : l’écholocation. […] Cela signifie que leurs expériences sensorielles sont très différentes des nôtres, et on ne peut se représenter ce que cela fait d’en avoir. »


Même si nous connaissions parfaitement leur anatomie, leur biologie, leur fonctionnement cérébral, cela ne nous rapprocherait pas d’une véritable compréhension : « Le fait est que nous n’avons aucune raison de croire que nous pourrions jamais savoir ce que c’est que d’être une chauve-souris. » Toute tentative d’imaginer leur expérience revient à projeter notre propre conscience humaine dans un autre moule. Et cela, dit-il, est déjà une déformation.


Autrement dit : l’expérience en première personne est intransmissible et irréductible. Elle constitue un noyau d’opacité pour toute approche scientifique en troisième personne. « Une expérience consciente est un phénomène essentiellement subjectif. » Cette subjectivité, selon Nagel, ne peut être capturée par aucune objectivité. Et il en tire une conclusion radicale : tant que la science sera fondée uniquement sur des descriptions objectives, elle ne pourra jamais rendre compte de la conscience.


Cette thèse fut révolutionnaire dans son contexte. Elle allait à contre-courant du matérialisme dominant, qui prétendait expliquer la conscience comme un simple effet secondaire de l’activité cérébrale. Nagel rouvrait la porte à une approche plus phénoménologique, plus humble aussi, reconnaissant la limite fondamentale du savoir objectif : on ne peut pas tout expliquer de l’extérieur. Il y a un « dedans » qui résiste.


Mais si ce texte fut révolutionnaire dans le champ des neurosciences et de la philosophie analytique, il ne l’est pas tant que cela dans la perspective non-duelle. Car la non-dualité va plus loin encore : elle ne se contente pas de constater que la conscience subjective est irréductible à l’objectivité — elle remet en question l’idée même qu’il y ait une conscience « subjective » appartenant à un organisme.


Autrement dit, la vraie question n’est pas : « Que fait la conscience humaine ? » mais : « Qu’est-ce que la conscience — en elle-même, avant toute forme ? »

Et surtout : « À qui appartient cette conscience ? »


Ramana Maharshi posait cette question avec une simplicité désarmante : « Qui suis-je ? » Et, par cette question, il ne cherchait pas à mieux définir une subjectivité animale ou humaine, mais à retourner entièrement la perspective. Il montrait que la conscience n’est pas dans un être — humain, chauve-souris, ou autre. C’est l’être qui apparaît dans la conscience.


Ce que Nagel nomme l’expérience subjective est en réalité, du point de vue non-duel, la conscience impersonnelle (ce que la philosophie de l’esprit appelle un quale — terme utilisé pour désigner la qualité vécue d’une expérience subjective, par exemple « le rouge ressenti » ou « le goût de la menthe », impossible à réduire à une description objective). Elle ne se loge pas dans un système nerveux. Elle n’est pas produite par un cerveau. Elle est ce dans quoi apparaissent à la fois le cerveau, le monde, les sensations, les corps et leurs histoires. Elle est ce « champ de présence » au sein duquel tout phénomène apparaît et disparaît — sans qu’il soit jamais possible de le saisir objectivement.


Là où Nagel s’arrête à la constatation d’un échec de la science objective à saisir l’expérience vécue, la non-dualité invite à une investigation plus radicale : et si la conscience n’était pas une propriété d’un sujet individuel, mais la réalité fondamentale elle-même ?


Dans cette perspective, il ne s’agit plus de savoir ce que c’est que d’être une chauve-souris ou un humain. Il s’agit de reconnaître que la seule chose qui soit connue avec certitude, c’est l’Être conscient lui-même - avant toute forme, avant toute identification.


Le soufi Ibn ‘Arabî affirmait : « Dieu dort dans la pierre, rêve dans la plante, bouge dans l’animal, et s’éveille dans l’homme. »

Mais la non-dualité complète encore cette vision : ce n’est pas l’homme qui s’éveille, c’est la conscience elle-même qui se reconnaît — à travers et au-delà de toute forme.

Comme l’écrivait Baliyani dans son Traité de l’unité : « J’ai connu mon Seigneur par mon Seigneur. »L’identité n’est pas à chercher dans une créature, mais dans la lumière même qui la rend connaissable.


La thèse de Nagel, aussi précieuse soit-elle pour démontrer l’impossibilité de réduire la conscience à une activité neuronale, conserve un angle mort : elle suppose encore que la conscience appartient à quelqu’un. Qu’il y a un être distinct — humain ou chauve-souris - qui a une expérience.


Mais cette perspective est déjà une construction mentale.

Dans le silence de la présence, il n’y a pas d’expérienceur séparé.

Il y a l’expérience - pure, immédiate, sans auteur.


Il n’y a donc pas de réponse à la question « Que fait la conscience humaine ? »

Car ce n’est pas l’humain qui est conscient.

C’est la conscience qui s’humanise un instant… avant de se replier dans le silence d’où toutes les formes émergent.


Autrement dit, le miracle n’est pas qu’un jour, la conscience ait émergée de l’univers physique au bout de 13,8 milliards d’années d’évolution. Le miracle absolu c’est que l’univers émerge non, pas de ta conscience, mais de La Conscience ici maintenant, en Toi ou plus exactement en tant que Toi et en tant que Tu es cette Conscience infinie et sans âge !


Il faudra bien qu’un jour une nouvelle science émerge, une science basée sur notre expérience directe la plus évidente que personne ne peut à juste titre contester, la seule certitude indubitable, le simple fait que je suis en train d’être et que cet être est omniprésent et conscient, illimité et sans âge, donc totalement impersonnel, 

mardi 20 mai 2025

Pourquoi Dieu crée-t-il le mal ?

 


Cette question nous montre à quel point nous avons été conditionné à penser à Dieu comme un Dieu créateur séparé de la créature que je crois être. C’est sans doute pressentant confusément que cette vision était irréelle que le mental a longtemps et pour une raison fallacieuse mais non explorée tant résisté  à la transcendance qui n’avait pourtant cessé de me faire du pied en maintes occurrences durant l’enfance et l’adolescence…. 


La question suppose en effet qu’il existe un Dieu séparé du monde, un agent extérieur décidant du bien et du mal, comme on croit choisir les pièces d’un jeu d’échecs. 


Mais dans une vision non-duelle, Dieu n’est pas un créateur à distance : il est la substance même de tout ce qui est. Il n’y a rien en dehors de lui. Ce que nous appelons “mal” n’est donc pas une chose créée, mais une manière de percevoir, une interprétation du mental qui divise, qui juge, qui compare. 

Nous, pauvres pêcheurs (pêcher signifie étymologiquement parlant « rater la cible ») avons anthropomorphisé Dieu et l’avons affublé du même « libre arbitre » et de la même intentionnalité dont nous, humains - « humains trop humains » comme dirait Nietzsche - nous sommes investis nous-mêmes. 


La Réalité ultime elle, ne connaît pas ces catégories. Elle ne dit pas : ceci est bien, ceci est mal. Elle se manifeste simplement, librement, sans commentaire. Le mal n’est pas une entité en soi, mais une lecture relative, changeante, inscrite dans un monde mental basé sur des pôles d’opposés. 


Le soleil brûle ou réchauffe, selon que l’on est au désert ou en hiver. Le feu détruit ou nourrit, selon ce qu’il touche. Mais au fond tout est perception.


Ce que l’on nomme mal est souvent un événement que l’ego refuse, une expérience qui ne correspond pas à ses attentes. Mais la Conscience, notre vraie nature, ne rejette rien. Elle accueille tout. Elle est l’espace dans lequel apparaissent la naissance et la mort, la joie et la douleur, le rire et les larmes. Elle ne prend pas parti. Elle n’exclut rien. Dieu ne crée pas le mal. Il est aussi présent dans ce que nous appelons mal qu’il l’est dans ce que nous appelons bien. Il n’est ni pour l’un ni contre l’autre. Il est ce qui embrasse les deux, ce qui les contient, ce qui les dépasse.


Dans la tradition non-duelle de l’Advaita Vedānta, le monde est un jeu d’apparences, une danse de formes dans la lumière de l’Absolu. Ce jeu, māyā, peut sembler cruel à l’ego, mais il est inséparable de la beauté de l’unité. L’ombre existe parce qu’il y a de la lumière. 


« Ce qui doit arriver arrivera, quoi que vous fassiez pour l’éviter ; ce qui ne doit pas arriver n’arrivera pas, quoi que vous fassiez pour qu’il arrive. Le meilleur plan d’action est donc de rester tranquille. »


— Ramana Maharshi, Talks with Sri Ramana Maharshi, entretien 426


Le mal n’est pas un accident ni une erreur. On peut le voir comme un pli dans le tissu de l’infini. Lorsqu’on cesse de lutter contre ce qui est, lorsque le mental se tait, alors même la douleur devient porte. Porte vers l’absolu. Même le mal devient miroir. Ce qui semblait chaos révèle sa perfection silencieuse.


Nisargadatta disait : « Le monde ne te trouble pas. C’est seulement ton jugement à son sujet. » Et Ramana Maharshi : « Il n’y a pas de bien ni de mal. Tout ce qui arrive est le fruit de la volonté divine ou du destin. » Ces paroles ne justifient pas la souffrance, elles l’incluent. Elles ne demandent pas d’aimer le mal, mais de le reconnaître comme faisant partie de la totalité. Et cette reconnaissance est déjà la paix inhérente à ta vraie nature. Et que cherchais-tu à travers ta question sinon à reconnaître cette paix, à l’éprouver pleinement. 


Lorsque la question tombe, ce n’est pas que la réponse a été trouvée, mais que la séparation a disparu. Il ne reste que l’évidence : ce qui est, est. Et c’est là, dans cette simplicité, que se révèle l’atemporelle conscience qui ne juge pas, l’Amour qui ne choisit pas, la Présence qui ne crée ni bien ni mal, mais simplement… ce qui est.


Et dans cette reconnaissance, silencieuse, non conceptuelle, la paix profonde de ta vraie nature émerge. Pas une paix que l’on atteint ou que l’on construit, avec des briques de savoir ou des réponses mentales mais une paix qui était là avant toute agitation, comme le ciel toujours présent derrière les nuages. Cette paix n’a pas besoin d’être défendue ou conquise. Elle est. Et lorsqu’elle est vue, reconnue, accueillie, alors quelque chose se détend en toi, se rend, s’ouvre. Le personnage n’a plus besoin de se battre, de prouver, de contrôler. Le “je” illusoire se dissout comme la corde dans le serpent. 


Et lorsque cette paix est reconnue comme ce que tu es, alors ton corps-mental — ce beau costume temporaire — cesse d’être au service d’une entité séparée, illusoire, toujours inquiète, semblant toujours manquer de quelque chose de plus qu’ici, de mieux que maintenant. 


Le corps mental devient alors progressivement l’expression vivante du Soi. 

Car il est naturellement, spontanément, sans effort, orienté vers ce que l’on pourrait appeler des actions “éthiques” — non pas morales, non pas bien sûr immorales, mais éthiques, au sens profond. 

Tu prends soin, non par devoir ou obligation, mais par clarté. Tu respectes la vie, non par obéissance, mais par évidence. Tu aides, tu protèges, tu écoutes, non pas pour mériter quoi que ce soit, mais parce que l’autre n’est pas autre, l’animal, la nature, le monde, l’objet, est toi, sous une forme différente.


Ainsi, avec le temps et sans effort, sans stratégie, sans règles extérieures, un art de vivre s’épanouit enraciné dans la paix du non-savoir et la lumière du non-faire. 


L’éthique devient un parfum de l’être, et non un projet de l’ego. Tu connais sans doute l’adage suivant : « L’enfer est pavé de bonnes intentions » qui trouve ici son véritable écho. 

Et c’est justement à partir de ce que tu es vraiment vraiment que tes pensées, actions et gestes vont naturellement s’accorder avec ce qui est, sans tension, sans jugement, sans séparation.

dimanche 18 mai 2025

L’Amor Fati de Ramana Maharshi

 


« Ce qui doit arriver arrivera, quoi que vous fassiez pour l’éviter ; ce qui ne doit pas arriver n’arrivera pas, quoi que vous fassiez pour que cela arrive. Le meilleur plan d’action est donc de rester tranquille. »

— Ramana Maharshi, Talks with Sri Ramana Maharshi, entretien 426


Ramana Maharshi n’était pas stoïcien. Il n’a jamais cité Sénèque, Épictète ou Marc Aurèle. Pourtant, dans cette phrase limpide, il résume avec une clarté désarmante l’essence même de ce que les stoïciens appelaient l’Amor Fati — l’« amour du destin ». Nietzsche a repris ce terme et signait ainsi. Et depuis que je suis tombé amoureux de la Réalité je signe également ainsi toute correspondance. 


Pour les stoïciens, aimer son destin signifie ne pas seulement l’accepter à contrecœur, mais l’embrasser comme s’il avait été choisi par la sagesse même de l’univers. « Ne cherche pas que les choses arrivent comme tu le veux, mais veuille qu’elles arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux », disait Épictète (Manuel, 8). Cet enseignement trouve un écho profond chez Ramana, non pas à partir d’une morale ou d’un effort d’endurance, mais à partir d’une compréhension radicale de la nature du soi.


Quand Ramana Maharshi dit : « Le meilleur plan d’action est donc de rester tranquille », il ne parle pas d’inaction extérieure, ni de passivité. Il parle de l’abandon du vouloir personnel, du relâchement du moi agité qui se bat contre le cours des choses. Rester tranquille, dans sa bouche, signifie : revenir à la paix silencieuse du Soi, là où aucun désir, aucune peur, aucun effort de contrôle ne trouble la Présence.


Cela ne signifie pas ne rien faire.

Au contraire, c’est à partir de cette tranquillité que naît l’action juste, naturelle, sans tension intérieure. L’être paisible peut alors poser des gestes pour prendre soin du corps, de son environnement, de ceux qui l’entourent — non pas pour forcer le réel, mais pour s’harmoniser avec lui.


Dans la non-dualité, il n’y a pas de « destin » au sens d’un script écrit par un dieu extérieur. Il y a ce qui est — le surgissement spontané de la réalité, d’instant en instant. Et il y a le rêve d’un moi séparé qui croit pouvoir en détourner le cours. Ramana vient dissiper cette illusion : aucune volonté individuelle ne peut altérer la danse de l’Être. Ce qui doit arriver, arrive. Ce qui ne doit pas arriver, n’arrive pas. Point.


Là où le stoïcien accepte le destin comme l’œuvre d’une raison cosmique, le sage non-duel reconnaît l’unité entre ce qu’il est et ce qui arrive. Il ne s’agit plus d’endurer ce qui vient, mais de voir qu’il n’y a jamais eu de séparation entre l’écran conscient et le film, entre le voyant et le vu.


Ainsi, l’Amor Fati chez Ramana Maharshi n’est pas seulement un appel à la sérénité. C’est un éveil à la non-réalité du “je” qui croyait pouvoir choisir. Et c’est, paradoxalement, dans cette dépossession que s’ouvre la plus grande liberté : celle d’être, sans résistance, la Vie elle-même.


samedi 17 mai 2025

Se défaire même de la volonté de Dieu selon Maître Eckhart

Article écrit en pensant à mon amie Alexanne Léveillé, qui vit un chemin de croix au Canada, égal à celui de Jésus ou de Thérèse de Lisieux par les douleurs qu’occasionne sa maladie qui semble inguérissable. Elle a beaucoup espéré guérir la maladie, prié pour demander. Mais elle a peu à peu réalisé que l’espoir engendrait le désespoir et que la demande n’était pas de l’amour, mais la mettait dans un état subtil d’agitation et de tension. Aujourd’hui elle trouve la paix véritable en lâchant toute volonté, même de guérir. 

Il existe chez Maître Eckhart un passage d’une radicalité vertigineuse, issu de son sermon intitulé De la pauvreté en esprit, qui a bouleversé de nombreux chercheurs spirituels, tant il renverse même les attentes les plus sacrées. Il y affirme que tant que l’homme veut accomplir la volonté de Dieu, il n’est pas encore pauvre. Que le véritable pauvre en esprit, celui dont parle l’Évangile, « ne veut rien, ne sait rien, ne possède rien ». Et il précise : « Je le dis en vérité : tant que tu veux accomplir la volonté de Dieu, et que tu as le désir du ciel ou de Dieu, tu n’es pas aussi pauvre que celui dont je parle. »

Ce qu’il appelle ici « pauvreté » ne signifie pas misère ou ascèse, mais dépouillement absolu, au point de se libérer même du désir de Dieu. Cela peut sembler choquant à première vue, presque blasphématoire. Pourtant, ce que Maître Eckhart pointe avec une clarté fulgurante, c’est que tant qu’il y a une volonté, fût-elle tournée vers Dieu, il y a encore un moi. Un chercheur. Un être séparé qui veut quelque chose, même si ce quelque chose est la sainteté, le salut ou la béatitude divine.

Dans cette perspective, l’ultime pauvreté est l’effacement de toute volonté personnelle, y compris la volonté dite « spirituelle ». Il ne s’agit pas d’un rejet de Dieu, mais d’un silence si profond qu’il n’y a plus de place pour la dualité, plus de séparation entre celui qui désire et ce qui est désiré. La vacuité devient alors le seul temple, et c’est dans ce vide sacré que l’Absolu se révèle à Lui-même.

Cette compréhension rejoint pleinement la vision non-duelle de l’éveil. Dans l’Advaita Vedanta, on enseigne que l’illusion la plus subtile est celle d’un « moi » qui cherche la libération. Tant qu’il y a quelqu’un qui veut s’unir, l’union est encore voilée. C’est en cessant d’être un « faiseur » que le silence rayonne. Ramana Maharshi disait : « L’abandon véritable consiste à se dépouiller de l’idée : “Je suis le faiseur” et à demeurer silencieux. » Et l’Ashtavakra Gītā l’exprime ainsi : « Le connaissant de la vérité n’a ni désir pour le plaisir ni rejet du déplaisir. Il est libéré de toute action intérieure, même du désir d’agir justement. »

Ainsi, ce que Maître Eckhart appelle pauvreté en esprit n’est rien d’autre que l’abandon du dernier des voiles : le désir d’être bon, le désir d’être en règle avec Dieu, le désir de faire Sa volonté. Ce n’est qu’en lâchant tout, même cela, que l’étincelle la plus pure de l’âme peut briller — cette étincelle dont il disait qu’elle ne connaît ni Dieu ni créature, car elle est ce que Dieu est, et même au-delà de Dieu tel qu’on peut Le concevoir.

Ce n’est pas une invitation à l’indifférence ou au nihilisme, mais à un dépouillement si radical qu’il ne reste plus que la Présence nue, libre, sans nom ni forme. Et dans ce silence, Dieu ne parle plus : Il est. Et Atman est Brahman, et le Père et Moi sommes UN.


Il n’y a personne à éveiller


L’éveil n’arrive pas à quelqu’un. Il n’arrive pas dans une personne, pas grâce à elle, ni même malgré elle. Il « arrive » à la place de la personne.


Il faut bien comprendre ce qui vient d'être dit et peut-être le lire encore une fois pour bien l'assimiler. Car la personne — celle qui veut s’éveiller, celle qui médite, qui lit des livres, qui fait des retraites, celle qui admire Ramana Maharshi ou Jésus ou Bouddha — n’existe que tant qu’elle n’est pas vue comme une illusion. C’est une construction, une superposition mentale sur un réel infiniment plus vaste, plus silencieux, plus simple.


Le sage Gaudapada, le maître du maître de Adi Shankarasharya (un des pères fondateurs de l’Advaita Vedanta), dans sa karika (commentaire) de la Mandukya Upanishad, disait :

« Tant que la corde est prise pour un serpent, la peur est là. Mais une fois que la corde est vue pour ce qu’elle est, il n’y a rien à détruire : le serpent n’a jamais existé. »


C’est pareil pour la personne : elle n’a pas à disparaître, parce qu’en réalité elle n’a jamais été là. Elle n’a jamais eu d’existence indépendante. Il suffit de voir clair, de cesser de prendre ce qui n’est pas réel pour le réel. L’éveil est une dés-illusion, un dévoilement de l’interprétation fausse, pas une performance glorieuse. C’est une soustraction, pas une addition.


Et pourtant, nombreux sont les chercheurs spirituels qui continuent à rêver de devenir quelqu’un d’éveillé. Ils entendent ce message une fois, dix fois, cent fois, mais l'appât du gain espéré est trop fort pour cesser d'attendre quelque chose d'émerveillant plus tard que maintenant et ailleurs qu'ici. 

Un jour, peut-être, avec assez de pratiques, de mérites, de purifications, de vidéos de non dualité sur internet, d’enseignements, je deviendrai comme Nisargadatta. Je parlerai comme lui avec une verve et une assurance uniques, je fumerai des bidis ou des gitanes sans filtre comme Stephan Jourdain, je renverrai les gens à leur vraie nature avec des phrases cinglantes ou poétiques. Ou bien je serai comme Ramana, silencieux, doux, regardant le monde depuis une grotte sans jamais juger, avec un sourire de Bouddha.


Mais qu'imaginez vous vraiment ? Et si on avait vécu auprès d'eux au quotidien ?

Si on avait dormi dans la même chambre que le Bouddha après une journée moite et sans savon, ou si Jésus avait renversé notre cruche d’eau un matin en se levant trop vite, ou si Ramana nous avait ignoré trois jours d’affilée parce qu’on avait posé une question idiote, aurions-nous toujours été pleins de dévotion ? N'aurions-nous pas ressenti la même irritation qu'avec notre compagnon ou, nos parents ou nos enfants ?


L’idéalisation est une fuite, une forme subtile de préservation de l’ego. Tant qu’on croit que l’éveil rend la personne parfaite, on s’accroche à l’idée qu’on n’est pas encore prêt. Et on voit ça lorsque l'on émet une petite critique à l'égard du maître vénéré combien cela froisse immédiatement la susceptibilité et créé une réactivité parfois très violente. 


Et c’est ça le vrai problème. Ce n’est pas notre manque de méditation, ni notre incapacité à rester concentré, ni même notre tendance à manger de la viande ou trop de chocolat en cachette.

Le vrai problème, c’est qu’on croit encore qu’il y a quelqu’un qui va devenir éveillé. Et qu’on alimente cette croyance à coups de mythes, de récits de vie, de biographies de saints et d’histoires de miracles.


Mais la seule chose qui s’éveille, c’est la conscience elle-même, à elle-même.


« Dieu dort dans le rocher, Dieu rêve dans la plante, Dieu bouge dans l’animal, Dieu s’éveille dans l’homme », disait Ibn ʿArabî.


Il n’y a pas d’intermédiaire. Pas de propriétaire. L’éveil, c’est l’effondrement de la croyance qu’il y avait quelqu’un d’autre que Cela.


C’est pourquoi Baliyani, dans son Traité de l’unité, pouvait dire : « J’ai connu mon Seigneur par mon Seigneur. »


Et non par une personne. Et encore moins par une version améliorée d’une personne.


Alors oui, c’est une déconstruction. Une douce dissolution de l’illusion. Un retour à la simplicité sans histoire, du moins le personnage, le corps mental n'est plus au centre, il apparaît dans le miroir, dans la périphérie, dans les albums photos. Mais à 0 distance de moi-même, il n'ya que pure Présence, pure transparence, pur accueil.


La vérité ne s’ajoute pas à la personne, elle la dissout. Comme la lumière qui fait disparaître le serpent. Et la véritable connaissance, ici, est reconnaissance : je ne deviens pas, je réalise ce que je n’ai jamais cessé d’être, sauf en imaginaire. 


Aussi si tu cherches l’éveil regarde ce qui cherche. Hui Neng, 6e patriarche du Chan résumait cela en une phrase cinglante : « Retourne-toi le secret est là ».

 

Tu veux comprendre ? Reconnais ce par quoi est connu l’imaginaire qu’il y a quelque chose à comprendre. Et quand tout cela se calme — pas parce que tu as trouvé, mais parce que tu as cessé de chercher comme une personne — il ne reste que la corde. La présence nue, sans nom, sans rôle, sans histoire.


Et cela, tu l’es déjà.


Même en râlant. Même en doutant. Même en adorant ton maître ou en te disputant avec ton voisin.


Même et surtout maintenant.