Feel it !




Paroles et musique de Dan Speerschneider
un album pour célébrer la vie ;-)

vendredi 11 juillet 2025

L’art de mourir avant de mourir



« Meurs. Meurs complètement à tout ce que tu n’es pas… et fais ce que tu veux. » Cette phrase de Shidō Bunan, maître zen du XVIIe siècle, me revient souvent en mémoire. Je crois que je ne l’ai jamais vraiment comprise intellectuellement. Mais je l’ai vue se réaliser, des dizaines de fois, en silence, dans les derniers jours d’une vie.


Il y a plus de vingt-cinq ans, j’ai eu l’occasion d’accompagner plusieurs personnes en fin de vie. Ce n’était pas un projet. Juste une série de rencontres, de circonstances, qui m’ont conduit, pendant quelques années, au chevet de femmes et d’hommes qui allaient mourir. Ce furent des moments simples, bouleversants et empreints de lumière  à leur manière.


Ce que j’ai observé, c’est que chez presque tous, à mesure que la mort s’approchait, quelque chose lâchait. Pas par effort mais plutôt comme une évidence silencieuse. Quand il n’y a plus de futur, le passé perd sa densité et le mental, sans histoire à poursuivre, se détend de lui-même. Il ne reste plus rien à défendre ni à affirmer. 

Et, c’est justement dans cette absence de défense que quelque chose de pur se révèle. Une lumière, une tendresse et une paix impersonnelles. 


Ce qui m’a le plus touché, c’est que parfois, même lorsque le corps ne pesait plus que 35 kilos et que le souffle devenait court, incertain… il y avait dans les yeux de ces êtres une présence qui traversait tout. Un regard clair, sans demande, sans peur, sans histoire. Une sorte d’abandon et de reconnaissance. Comme si, à travers les décombres de toute attente, quelque chose – ou plutôt rien – me contemplait en retour. Ce n’était plus une personne qui me regardait. C’était l’être lui-même, sans visage, sans poids, sans passé. Et dans cette rencontre silencieuse… tout était déjà pardonné et, accompli.


C’est en ce sens que je dis parfois que chaque être humain est, d’une certaine manière, condamné à la grâce. Même ceux qui avaient résisté toute leur vie. Même ceux qui n’avaient jamais “fait de chemin spirituel”. Arrivait un moment où la séparation fondait d’elle-même. Et ce qui restait n’était pas un vide… c’était une présence vivante.


Mais pourquoi attendre les dernières semaines du corps pour se reconnaître en tant que cela ? Le Prophète Muhammad a dit : « Mourrez avant de mourir. » Il ne parlait pas de la mort biologique. Il parlait de cette bascule vivante par laquelle on cesse de se prendre pour ce que l’on n’est pas. Mourir à l’idée d’être un moi. Mourir à l’attente, mourir à l’illusion de séparation.


La croix du Christ ne dit pas autre chose. Au fond ce n’est pas l’histoire d’une souffrance imposée. Du point de vue gnostique c’est le symbole de la fin du moi séparé. La crucifixion est la traversée intérieure, universelle, de l’illusion d’être quelqu’un. Ce n’est pas la mort du corps qui sauve, c’est la fin de l’illusion d’un moi séparé au centre de l’expérience. 

Et cette mort-là, paradoxalement, donne naissance à la vraie Vie.


Et ce que je suis — ce que tu es — n’a pas de forme, pas de nom, pas d’âge. Cela ne dépend ni du passé ni du futur. C’est conscience pure. Présence silencieuse. Le connaître même, sans objet.


La grâce que j’ai vue dans les derniers jours de ces vies… est disponible maintenant. Elle est là, dès qu’on cesse de fuir, de prouver, d’attendre. Dès qu’on meurt, ne serait-ce qu’un instant, à l’histoire de “moi”.


Et bien sûr, j’ai également vu s’épanouir cette lumière impersonnelle dans un visage en pleine santé, avec un ami, au cœur d’un satsang, d’une retraite ou d’une séance individuelle. Car on ne vient pas y rencontrer quelqu’un. On vient y rencontrer personne. Ce n’est pas une amélioration de l’histoire de la personne que l’on vient chercher. On vient savourer la fin de l’histoire. 

J’ai vu des centaines de visages s’illuminer, parfois en larmes, parfois dans un simple sourire, dans cette même lumière impersonnelle. Le même silence dans le regard. Le même relâchement du passé. La même absence d’histoire.


Cela ne venait pas d’un savoir, ni d’un état d’être spécial mais du feu de la Présence qui avait consumé l’ego. Une mort vivante, une mort au personnage, qui révélait la Vie même, sans attente. Et à la fin de la séance… rien à ajouter. Rien à enlever. Juste un regard clair, qui ne veut plus rien. Et qui, peut-être, se reconnaît.


Depuis quelques mois, je suis en lien avec Alexanne Léveillé, qui a suivi plus ou moins régulièrement nos satsangs pendant plusieurs années depuis le Canada. 

Il y a six mois à peine, j’ai appris qu’elle était en fin de vie, atteinte d’une maladie auto-immune inguérissable et aux conséquences physiques dévastatrices et douloureuses. 

À travers elle, à travers son regard toujours plus nu, sa présence de plus en plus essentielle, j’ai de nouveau vu cela : combien ces êtres qui se consument, qui se laissent consumer par le feu de la présence, nous enseignent sans le vouloir. Combien leur lumière silencieuse nous invite, nous aussi, en écho, à nous laisser brûler pour déposer ce qui résiste et nous laisser complètement traverser par ce qui est.


Alexannne, si tu lis ces mots, je te rends grâce. Et je te rappelle, ainsi qu’à toi, frère ou sœur de lumière qui lis ce texte, que tu es l’amour avec lequel je t’aime.


Nous savons où nous retrouver : au centre de la croix, ici maintenant. 

mardi 8 juillet 2025

Advaïta ou Néo Advaïta, Vivartavāta ou Ajātivāda ?

 


Dans la tradition non-duelle, deux grandes approches ont été proposées pour parler de l’apparition du monde et de la relation entre le Soi (ou Brahman) et les phénomènes. J’ai eu tantôt recours à l’une tantôt à l’autre. Ces approches ne sont pas des doctrines figées, mais des tentatives pédagogiques pour pointer vers l’Indicible. Elles sont comme deux degrés d’intensité dans le retournement du regard.

Vivartavāda est l’approche la plus répandue dans les premiers textes de l’Advaita Vedānta. Elle signifie littéralement la doctrine de la « modification apparente » ou de la « transformation illusoire ». Le monde, selon cette vue, n’est pas réel en soi ; il apparaît comme une superposition illusoire sur le Réel, à la manière du serpent projeté sur la corde. Ce que nous appelons monde, corps, pensées, temps, naissance et mort… tout cela n’a pas d’existence propre, mais n’est qu’une apparence prenant appui sur la réalité unique de Brahman. C’est la pédagogie de la non-dualité progressive : on commence par distinguer entre le réel (le Soi) et l’irréel (le monde) pour ensuite s’établir dans ce qui ne change pas. 

C’est ainsi qu’au cœur du Satsang, je propose des méditations discriminatives entre les perceptions et Cela qui les connaît, Cela qui perçoit, que l’on propose dés pédagogies légèrement indirectes comme l’exploration de la nature de la Conscience et de la Vision Sans Tête de Douglas Harding… etc.  


Mais ajātivāda, que l’on trouve de façon plus radicale chez Gauḍapāda dans les Kārikās de la Māṇḍūkya Upanishad, va encore plus loin. « Ajāti » signifie littéralement : non-naissance. Selon cette vue, il n’y a jamais eu de création. Il n’y a jamais eu d’illusion à dissiper. Il n’y a pas eu de monde qui serait apparu puis à transcender, pas d’individu séparé à éveiller, pas de chemin, pas même d’ignorance à surmonter. Tout cela n’est que rêve. Seul le Soi, seul Brahman est réel — et il ne s’est jamais modifié en quoi que ce soit. La dualité, la recherche, la libération, tout cela appartient à une perspective illusoire. Ajātivāda est l’approche la plus radicale de la non-dualité, celle qui ne concède rien à la perspective du devenir.

Cettz perspective radicale apparaît lorsque lon affirme que Tu es déjà ce que tu cherches. 


L’un (vivartavāda) peut accompagner doucement l’esprit hors du sommeil, comme une main tendue. L’autre (ajātivāda) est un choc sans appui, une parole très directe : rien n’a jamais été autre que Cela.


Et pourtant, ce ne sont pas deux vérités contradictoires. C’est le même silence qui prend deux langages, selon la maturité de l’écoute. Vivartavāda dit : « Le monde est apparence ; seul Brahman est réel. » Ajātivāda dit : « Il n’y a jamais eu de monde. » Et celui qui voit les deux sait qu’il n’y a jamais eu ni ignorance, ni libération, ni ignorant, ni libéré. Il n’y a que Cela.


L’approche radicale d’ajātivāda résonne pleinement avec ce qu’on appelle aujourd’hui le néo-advaita. Des enseignants comme Tony Parsons, Nathan Gill ou Sailor Bob Adamson répètent sans relâche ce que les Upanishads proclamaient déjà : Tu es Cela. Tat Tvam Asi. Il n’y a rien à chercher, rien à devenir. La recherche spirituelle est elle-même une fuite déguisée. Ce que tu es ne peut pas être trouvé car ce que tu es n’a jamais été perdu.


Aham Brahmāsmi — Je suis Brahman

Prajñānam Brahma — La conscience est Brahman

Ayam Ātmā Brahma — Ce Soi est Brahman

Tat Tvam Asi — Tu es Cela


Ce sont les 4 grandes mahāvākya, les grandes sentences non-duelles issues des Upanishads. Elles ne pointent pas vers une réalisation future, mais vers une reconnaissance immédiate. Maintenant. Ici. Sans délai.


Le problème avec ce genre d’énoncés, est que s’ils sont entendus avec le mental, peuvent produire l’effet inverse de ce qu’ils visent. Ils peuvent être intégrés comme des croyances spirituelles, et non comme des reconnaissances vivantes. On commence alors à dire « je suis conscience », « tout est parfait », « il n’y a rien à faire »… tout en continuant à vivre depuis une identité séparée, réactive, blessée, défensive. On recouvre la peur avec des mots lumineux. On survole les blessures avec un avion non-duel. C’est ce que j’appelle le contournement spirituel. Et c’est beaucoup plus fréquent que vois pouvez l’imaginer. 


C’est pourquoi l’Advaita traditionnel, notamment dans la lignée de Shankara, propose une approche légèrement progressive, patiente, intelligente. On commence par discerner (viveka) ce qui change et ce qui ne change pas. On observe les pensées, les sensations, les émotions, et l’on découvre que tout cela apparaît… dans une conscience immobile. Une Présence silencieuse. Non pas conceptuellement, mais dans l’expérience directe.


De là, peut surgir l’investigation du Soi. Ramana Maharshi ne disait pas simplement « Tu es déjà le Soi », il invitait aussi : Qui suis-je ? À quoi t’identifies-tu ? Que se passe-t-il si tu tournes ton attention vers cela même qui est conscient maintenant ? Il ne s’agit pas d’une quête future, mais d’un retournement.


Et dans cette pédagogie du retournement, la Vision sans tête proposée par Douglas Harding est un joyau. Elle permet, sans effort mental, de voir que l’on n’est pas une chose au milieu des choses, mais l’espace d’accueil dans lequel tout apparaît. Elle rend visible, sensible, immédiate, la non-dualité. Ce n’est plus une idée, c’est un basculement direct de perception depuis ce qui est perçu vers ce qui perçoit. Un retournement a 180 degrés de l’attention vers sa source. C’est une invitation à goûter cette pure évidence. 


Mais même cette bascule demande une pédagogie et parfois un accompagnement individualisé, un temps d’intégration en tout cas, car tant que les couches profondes de l’identification ne sont pas vues, senties, embrassées, l’ancien réflexe de séparation revient. Et ce n’est pas une erreur. C’est la vie qui mûrit au travers de toi.


La voie du sentir, que j’ai reçue de mon maître Frédéric Moreau, rejoint cette nécessité d’une reconnaissance incarnée. Sentir profondément une peur, une tension, un mouvement de contrôle, sans jugement, sans commentaire, sans vouloir le transformer, c’est déjà reconnaître que ceci est aussi est Cela. La lumière n’exclut jamais l’ombre : elle l’absorbe.


Alors, l’approche directe du néo-advaita et l’approche progressive de l’Advaita classique ne s’opposent pas. Elles se complètent. L’une déchire le voile d’un coup. L’autre accompagne l’intégration. L’une dit : Tu es déjà Cela. L’autre aide à reconnaître ce qui, en nous, continue de faire comme si on ne l’était pas.


Et c’est cela, au fond, la vraie pédagogie non-duelle : aider la conscience à se reconnaître à travers ses propres résistances, non pour les détruire, mais pour les embrasser.

 Au final c’est toujours l’Amour qui revient à Lui-même bien sûr, mais pour que ce retour soit une expérience vivante et incarnée, il faut souvent accepter un apparent cheminement pour embrasser l’ombre et les divers angles morts. 


L’évidence non duelle défige toute posture, et révèle en chaque UN une humilité sans personne de humble. 


Nisargadatta Maharaj ne disait il pas :


« Quand je vois que je ne suis rien, c’est la sagesse.

Quand je vois que je suis tout, c’est l’amour.

Et entre les deux, ma vie s’écoule. »


Et n’oublions pas que Maître Eckhart insistait : « Lorsque je cherche Dieu par une seule et unique voie, je trouve la voie mais perds Dieu caché dans la voie. Lorsque je cherche Dieu par aucune voie particulière (par le cœur) je perds la voie et trouve Dieu tel qu’il est, et il est la Vie même. »


Nota bene : Pour les chercheurs invétérés et anglophones vous pouvez regarder ce lien : https://blog.hindumediawiki.com/2021/05/21/vivartvada-ajatavada-atitavada/

lundi 7 juillet 2025

Pratique ou pas pratique ?

 


Mail reçu de Stéphane L.


« Bonjour Dan,


J’ai écouté quelques-unes de tes vidéos, et tu fais de beaux efforts pour être pédagogue, je le reconnais. Mais au final, tu le sais comme moi aucune pratique ne permet d’atteindre le Soi. C’est bien beau tout ça, tes méditations, ton exploration du ressenti, ta vision sans tête, les discriminations entre ce qui change et ce qui ne change pas… mais enfin, si on écoute Ramana Maharshi, il le dit clairement : tu es déjà le Soi. Il n’y a rien à faire, rien à pratiquer. Tout effort est du mental. Donc ta vision sans tête, ton retour au sentir, même si ça part d’un bon sentiment, c’est encore du faire. L’éveil n’est pas quelque chose qu’on obtient en pratiquant. »

—————

Réponse : 


C’est une remarque que j’entends souvent, surtout dans les satsang ou dans les cercles de discussion qui s’intéressent à l’éveil, à la non-dualité, notamment dans le néo-advaita. Et je comprends bien ton point de vue. En apparence, c’est vrai : tu es déjà cela. Il n’y a rien à atteindre. La vérité n’est pas dans le futur. Le Soi est ce que tu es.


Mais cette vérité, bien qu’absolue, n’est d’aucun secours si elle est simplement dite comme une injonction mentale, une phrase brillante lancée au visage de celui qui souffre de s’être oublié. Car l’oubli n’est pas conceptuel, et la reconnaissance non plus. Elle n’est pas mentale. Elle ne peut pas être obtenue par des citations. On peut dire « tu es déjà cela », et avoir raison, mais si cela ne touche pas le cœur, si cela ne traverse pas les couches d’identification qui sont encore là, alors cela reste un slogan spirituel. Une injonction brillante qui ne fait que renforcer la division intérieure.


C’est pourquoi il y a, non pas des pratiques pour « obtenir l’éveil », mais des pédagogies de désidentification, des gestes de retournement, des temps d’écoute et de silence, et des jeux de révélation de ce que nous sommes déjà (comme par exemple le jeu « du sentiment de manque à la plénitude » - le jeu du « pourquoi », qui révèle le « je ne sais pas »).


Et alors, du point de vue de la conscience pure, la simple idée de pratiquer pour rester conscient de l’Être révèle le doux paradoxe de la Conscience cherchant ce qu’elle est déjà. L’Être n’est  certes pas quelque chose qu’on peut atteindre par l’effort. Tu es déjà l’Être lui-même, cette présence immuable en laquelle toutes les pratiques surgissent et se résorbent.

Mais cette pratique - ou plutôt cette « tendresse d’attention » - agit comme une invitation sacrée. Comme un miroir qui invite silencieusement son reflet à reconnaître qu’il n’a jamais été séparé du miroir. En somme c’est un peu comme si La Conscience parlait directement à Elle-même. 

Et l’Intelligence infinie orchestre ces instants de reconnaissance à travers ce qui semble être des pratiques. En vérité, c’est la Conscience jouant à s’oublier et à se rappeler. Et chaque retour à l’Être est un peu comme une note silencieuse dans la symphonie du Réveil.


De plus, dans le champ unifié de l’existence, aucun éveil n’est isolé. Chaque instant d’attention vers l’Être fait vibrer le Tout. Ce n’est pas une simple démarche individuelle. C’est la vie elle-même qui se goûte à travers une forme apparente. La douceur est pour moi un ingrédient essentiel. Parce qu’elle honore cette vérité : ce que tu cherches n’est ni lointain, ni difficile, ni à obtenir. C’est le fondement de ton être. Plus proche que ton souffle, plus intime que la plus secrète de tes pensées. 


Chaque retour à l’Être est à la fois une reconnaissance intime et l’Intelligence cosmique s’éveillant à Elle-même. C’est la danse du Réel, découvrant qu’il n’a jamais été ailleurs, jamais perdu, toujours là - parfaitement présent sous forme de cette conscience qui cherche à se connaître.


Ce n’est pas une pratique pour atteindre quelque chose de plus - plus tard que maintenant et ailleurs qu’ici. C’est le jeu sacré de l’évidence qui s’ouvre à elle-même et propose de révéler ce qui est déjà pleinement présent . 

dimanche 6 juillet 2025

Du multiple à l’UN

 

Tout semble nous dire que le monde est multiple. Nos sens, notre esprit, notre langage — tout nous pousse à voir des choses séparées, des événements indépendants, des êtres distincts. Il y a moi, les autres, les objets autour, les pensées, les émotions, le corps. Nous vivons dans cette impression de séparation comme si elle allait de soi.

Mais parfois, une question surgit. Pas une question philosophique ou abstraite. Une question vitale : y a-t-il quelque chose de plus vrai, de plus profond que cette impression de division ? N’y a-t-il pas un ordre caché derrière cet apparent chaos ? Y a-t-il un sens à mon existence ? Qui suis-je vraiment ?

Ce genre de question ne vient pas forcément d’une lecture ou d’un enseignement. Elle peut naître d’un choc, d’un silence, d’un moment de beauté ou d’émerveillement. Ou simplement d’un manque insidieux, difficile à nommer. Comme une soif d’être en paix avec ce qui est. Une envie de comprendre la vérité derrière les apparences, et un besoin irrésistible d’éprouver le bonheur.

Et c’est là que quelque chose peut changer.
Quand on commence à désirer sincèrement la vérité, à vouloir sentir ce qui est là, au-delà des apparences, une autre compréhension peut émerger.
Et c’est pas forcément spectaculaire ni mystérieux. Cela peut se révéler de façon simple, claire et silencieuse : la Conscience qui perçoit ce monde est une.

Tout ce que je perçois change. Les sensations, les pensées, les émotions, les expériences. Mais ce par quoi tout cela est perçu, cette conscience nue, ne change pas.
Elle était déjà là quand j’étais enfant. Elle est là maintenant. Elle n’a pas de forme, pas de bord, pas de centre. Et elle ne dépend pas de ce qu’elle perçoit.

C’est alors qu’un retournement devient possible. On se rend compte que l’unité de l’être ne se voit pas avec les yeux, mais se reconnaît depuis l’intérieur. Elle n’est pas une idée — elle est une évidence tranquille, toujours là, mais souvent oubliée.

Et la multiplicité du monde, au lieu d’être un problème ou un piège, devient alors une danse passagère à la surface d’un arrière-plan silencieux, stable et vivant.
Ce fond, c’est ce que nous sommes. Avant toute image de soi. Avant toute histoire. Avant même l’idée de “moi”.

Reconnaître cela ne change pas magiquement les circonstances extérieures. Le monde continue, les relations, les émotions, les défis. Mais quelque chose a basculé.
On ne cherche plus la paix dans ce qui passe. On ne court plus après l’unité dans les formes. On commence à vivre depuis cette unité, au lieu de la chercher dans l’expérience.

Et c’est là que tout change, doucement. Le monde n’est plus un lieu où je me sens exilé. Il devient un jeu de formes au sein de la présence. Le sentiment de manque se transforme plénitude, l’agitation en disponibilité et l’impression de séparation en transparence.

Et on ne s’éveille pas à quelque chose de nouveau. On revient simplement à ce qui a toujours été là : cette conscience silencieuse, sans âge, qui embrasse tout sans effort. Et dans ce retour, on découvre qu’il n’y a jamais eu deux. Rien n’a jamais été séparé. Rien n’a jamais été perdu. Il n’y a que la Vie, une, dans toutes ses apparences.

Et c’est suffisant.

vendredi 4 juillet 2025

Du Témoin à l’UN


Il y a dans la Mundaka Upanishad (III.1.1–2) une image d’une beauté saisissante : celle de deux oiseaux perchés sur le même arbre. L’un des deux mange les fruits de l’arbre, sucrés ou amers selon les moments. Il expérimente. Il vit. Il souffre. Il espère. Il goûte le monde, pris dans le cycle du samsara, des douleurs et des plaisirs, alternant sans cesse entre l’identification à un des pôles des paires d’opposés. L’autre oiseau, silencieux, observe. Il ne mange rien, il ne fait rien, il ne juge pas. Il est témoin, simple présence, pure conscience.


« Deux oiseaux, amis inséparables, reposent sur le même arbre. L’un mange les fruits sucrés, l’autre regarde sans manger. »

(Mundaka Upanishad, III.1.1)


En réalité c’est une magnifique métaphore du Soi. L’oiseau qui picore, c’est le jīva, l’âme individuelle, l’être humain identifié à ses expériences, à son histoire, à ses désirs, à son effort d’être quelqu’un. L’autre oiseau, lui, représente le paramātman, le Soi suprême, qui ne fait qu’être, présence immuable, sans choix, sans désir — pure lumière consciente.


La même image est reprise dans la Shvetāshvatara Upanishad (IV.6–7), signe de son importance :


« Deux oiseaux, liés ensemble, amis, sont perchés sur le même arbre. L’un mange le fruit doux et amer, l’autre, sans manger, observe. »

(Shvetāshvatara Upanishad, IV.6)


Mais il ne s’agit pas d’une dualité. Dans les deux textes, il est précisé que, lorsque l’oiseau mangeur lève les yeux vers l’autre — le témoin silencieux —, alors il se souvient de sa vraie nature. Il se reconnaît. Il cesse de s’agiter pour revenir à ce qu’il n’a jamais cessé d’être. Ainsi, les deux ne sont pas deux au sens absolu. Ce sont deux aspects d’une seule et même réalité : la conscience en tant qu’identification, et la conscience en tant que témoin.


Il y a ici une profonde résonance avec une scène de l’Évangile selon Luc (10, 38-42), où Jésus rend visite à deux sœurs : Marthe et Marie. Marthe s’agite, prépare, s’affaire ; Marie, elle, reste assise, silencieuse, à l’écoute. Marthe s’en plaint : « Seigneur, cela ne te fait-il rien que ma sœur me laisse seule pour servir ? » Et Jésus répond : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t’agites pour beaucoup de choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée. »


Ce n’est pas un jugement moral. Ce n’est pas une hiérarchie entre action et contemplation. C’est une invitation à reconnaître que ce qui est fondamental, c’est la présence. Le silence. L’écoute. Ce qui importe vraiment en nous ne fait rien, mais par quoi tout est connu.


Et pourtant, le but n’est pas de fuir l’action. Le vrai retournement se produit lorsque l’on voit que les deux oiseaux sont un. Que celui qui goûte le fruit n’est pas séparé de celui qui regarde. Que le corps, l’action, les émotions — tout cela — sont traversés, habités, baignés par cette conscience silencieuse qui ne fait rien, mais qui est tout.


Rūmī l’exprime ainsi, dans un poème vibrant d’unité :


« J’étais cru, je suis devenu cuit, puis brûlé.

Je suis devenu l’océan où les deux rivières s’unissent.

Je ne suis ni ceci, ni cela — je suis les deux, et au-delà. »

(Dīwān-e Shams, Ghazal 648)


Alors, la dualité s’évanouit. Le témoin n’est plus une entité séparée. L’expérience n’est plus un piège. Le sucré ou l’amer ne sont plus à éviter ou à rechercher. Car ce qui goûte et ce qui contemple ne font qu’un.


Et c’est cela, peut-être, le plus grand mystère : le fruit de la vie est goûté par Dieu lui-même — à travers nous, en silence.