Au début des années 90, une amie m’avait glissé le nom de Christian Bobin. Il n’était pas encore connu du grand public. Elle m’avait prêté Une petite robe de fête, puis Le Très-Bas, et enfin La plus que vive. Ces lectures m’avaient profondément touché.
C’était clair, limpide, sans effet. Je n’avais jamais lu quelqu’un qui écrivait avec autant de simplicité et qui, en même temps, ouvrait autant d’espace. Il parlait du cœur, et ça allait droit au cœur.
J’ai continué à le lire, et à chaque nouveau livre, je retrouvais cette même vibration. J’ai noté quelques-unes de ses phrases au fil des années, comme on ramasse des pierres sur un chemin laissés par le Petit Poucet de la Conscience pour qu’elle puisse se souvenir, sans la mémoire, d’Elle-même.
Au fil du temps, au cours de ce chemin de dépouillement intérieur que je suivais, je me suis rendu compte que Christian Bobin, en réalité, offrait un satsang au monde. Il offrait une parole rare et précieuse de silence et de lumière. Chacun de ses livres était en réalité en déguisement un satsang discret mais puissant pour ceux qui ne seraient jamais allés d’eux-mêmes écouter un enseignement spirituel. Et pourtant, il faisait passer un message universel, gnostique, ouvert, libre. Il le faisait passer sans jamais être didactique. Il avait l’humilité et le talent de le faire passer avec une incroyable simplicité, et avec tellement d’amour pour ce qui est qu’il a pu toucher un public très large.
Quand il est mort en novembre 2022, c’était comme perdre un ami proche. Je ne l’avais jamais rencontré, mais sa parole m’avait accompagné pendant tant d’années. Elle faisait partie de ma vie, et de celle de beaucoup de mes amis.
Je me souviens que le mois après sa mort, quand mon ami Christian Boncompain (Tchen Tchen, de son nom d’artiste, ami musicien et chanteur, avec lequel j’ai réalisé l’album Sat Songs, sorti en 2022) vivait ses dernières semaines, je lui avais lu à son chevet « Le Christ au coquelicot ». Il en avait été très ému. Ce fut un moment simple, profond, silencieux. On était là, ensemble, au seuil. Un long silence a suivi cette lecture. Ce fut notre dernière rencontre.
L’autre jour, je suis retombé sur un carnet où j’avais recopié les phrases de Bobin que j’aimais. J’ai eu envie d’en partager quelques unes ici, avec vous. Juste comme ça, pour rendre hommage à cette voix qui parlait de l’essentiel sans jamais le nommer. Pour laisser résonner en nous cette présence qu’il savait reconnaître dans les choses les plus simples.
« La lumière, c’est ce qui reste quand tout a été perdu. » (Ressusciter)
Il arrive un moment où les repères tombent et où les images s’effacent. Et pourtant, quelque chose reste. Cette lumière impersonnelle et pourtant si intime qui tout en éclairant toute choses, les constituent et s’auto-éclaire Elle-même.
Ramana Maharshi disait : « Ce qui est ne dépend d’aucune chose pour être. » C’est cela que Bobin appelle lumière : ce qui ne passe pas.
« Le cœur ne pense pas, il écoute. » (La part manquante)
La pensée divise, anticipe, compare. Le cœur, lui, se tait. Il ne cherche pas à comprendre. Il est ouverture. L’Évangile de Thomas disait : « Heureux celui qui écoute la parole et la garde. » L’écoute ne possède rien. Elle laisse tout apparaître sans résistance.
« Dieu est dans l’instant qu’on ne remarque pas. » (Autoportrait au radiateur)
C’est toujours là. Dans ce qui ne fait pas signe. Dans ce qui ne se détache pas du reste. Rumi écrivait : « Le silence est la langue de Dieu. » Et ce silence se glisse dans les instants que l’on oublie. Ce sont souvent eux qui nous transforment en profondeur, et que le mental peine à reconnaître.
« J’aime les livres comme on aime les fleurs, pour leur silence. » (Le Très-Bas)
Ce qu’il aimait, ce n’était pas ce que les livres disent, mais ce qu’ils laissent. Ce qui reste quand les mots s’effacent. Comme une fleur qu’on ne regarde plus, mais dont le parfum demeure. Nisargadatta Maharaj disait : « La vérité ne peut pas être dite. Elle peut seulement être. »
Le poète Angélus Silésius disait : « La rose est sans pourquoi. Elle ne demande pas qu’on la regarde. Elle fleurit d’être en sa fleur. »
« Une rose, c’est Dieu qui sourit avec les lèvres fermées. » (La part manquante)
Aucune théologie ne peut dire cela mieux. Ce sourire sans visage, ce silence au centre de la beauté, n’a pas besoin d’explication. Quand le regard se défait de celui qui regarde, il ne reste plus que la rose - et ce sourire sans lèvres. C’est ce que Douglas Harding appelait la Vision Sans Tête : voir depuis cette ouverture vacante et transparente , où la splendeur de la rose apparaît sans personne pour la voir.
« Je cherche ce qui brille au fond de l’ordinaire. » (Le Très-Bas)
Ce n’est pas une quête extérieure, c’est une manière de voir. Jean Klein nommait cela une « attente sans attente ». Voir depuis l’espace d’accueil, depuis l’absence de tête, et découvrir que tout brille, même une assiette sale. L’ordinaire devient sacré dès qu’il est vu sans filtres. Dans un regard désencombré de filtres le monde est soudain réenchanté.
« Le bonheur n’a pas d’histoire. Il a juste une odeur de pain chaud. » (Autoportrait au radiateur)
Le bonheur ne s’attrape pas, il se. Il ne se raconte pas. Il est là quand on ne cherche plus. Il est ce goût, cette chaleur, cette paix sans nom qui passe par la peau, les narines, la solitude douce. La voie du sentir commence là.
« La mort n’est pas une fin, mais un changement de lumière. » (La plus que vive)
Quelque chose passe et quelque chose qui n’est pas quelque chose demeure. Ce n’est pas une théorie fumeuse C’est une perception directe et intime, comme un glissement depuis le « vu » vers le VOIR.
Huang Po disait : « Le sage s’appuie sur ce qu’il voit. L’ignorant s’appuie sur ce qu’il pense. Vois les choses telles qu’elles. Et ne te préoccupe pas des autres. »
Ramana Maharshi, disait à une disciple le suppliant de ne pas partir, juste avant de mourir : « Où pourrais-je aller ? Je suis ici. »
« L’âme, c’est ce qui brille quand on ne fait plus rien. » (Geai)
Ce n’est pas une entité, c’est ce qui reste quand toute volonté se dissout. Ce que Ramana appelait le Soi. Ce que la Vision Sans Tête montre aussi : quand il n’y a plus de “moi” en face du monde, il reste une clarté sans sujet.
« Il y a dans l’invisible une fontaine de vie. Elle ne parle pas. Elle lave. » (La lumière du monde)
C’est une source qu’on ne peut pas localiser. Mais qu’on peut pressentir. Une transparence qui passe par le cœur, qui lave les anciennes histoires. C’est cela, la voie du sentir : laisser l’invisible nous traverser sans le retenir.
« Le visible est l’ombre de l’invisible. » (Le Très-Bas)
Tout ce que nous voyons est la trace d’un mystère plus grand. Ce monde est une surface. Mais ce qu’il montre, c’est ce qui ne se voit pas. Le silence derrière les formes. L’Être sans visage derrière chaque visage.
« Il y a des présences qui tiennent dans un battement de cil. » (La plus que vive)
Un instant suffit. Un regard. Une présence réelle. Pas une personne, mais une qualité d’être. Ce n’est pas une relation, c’est une simple reconnaissance. Une brèche dans le temps. Une faille dans l’identité. Ce qui ne passe pas.
« Le silence n’est pas l’absence de bruit, mais l’absence de maître. » (La lumière du monde)
Le silence véritable ne vient pas du calme extérieur, mais de l’effacement du contrôleur. Il apparaît quand il n’y a plus personne pour diriger l’instant. Douglas Harding l’appelait “l’espace libre au centre”. Là où il n’y a plus de chef, plus de tête, le silence est roi.
« Ce qui sauve, c’est de toucher, même du petit doigt, la lumière d’un être. » (La part manquante)
Un moment de vérité. Un instant de dépouillement partagé. Il n’y a pas besoin de comprendre. Il suffit de toucher. Pas avec la main, mais avec l’Être. Le mot sanskrit namaste signifie cela : « Je salue ce qui en toi ne meurt pas. »
« J’écris pour me faire un passage vers la lumière. » (Geai)
Pour Bobin écrire est un véritable de « neti neti » de l’inessentiel, un ingénieux « tabula rasa » de tout ce qui fait obstacle à la présence. Il écrit comme on s’allège, comme on se purifie, pour entrer au cœur du mystère. Son écriture n’est pas de celles qui enjolivent le réel mais qui invitent au contraire à s’effacer devant ce qui est. Chaque phrase est comme une marche vers le silence. Il n’y a pas chez lui de message, mais pour le lecteur sensible chaque phrase devient un passage.
Merci, Christian Bobin, pour ce satsang en lettres.
Pour ces livres de lumière offerts depuis ta première publication, Lettre pourpre, jusqu’à ta dernière offrande, Ressusciter. Tu nous as régalés de ta poésie intimiste et lumineuse. Tu fais partie de ces êtres rares qui m’ont appris à voir - à mieux voir. À mieux sentir. À mieux goûter la vie.
Merci, Christian Bobin,
pour ce satsang sans posture, sans référence, sans enseignement.
Merci d’avoir écrit comme on se penche sur une fleur pour la humer doucement, sans l’abîmer.
Comme on s’arrête sans raison devant les trilles d’un merle au petit matin.
Merci d’avoir écrit comme l’on s’émerveille devant sa fille qui pose soudain des questions profondes auxquelles on ne peut répondre ou devant son petit garçon quand il court joyeusement et sans raison vers les pigeons dans le parc.
Merci pour ce magnifique hymne à la vie.
Merci d’avoir honoré, livre après livre, ce qui ne fait pas de bruit et qui pourtant contient tout.