« Meurs. Meurs complètement à tout ce que tu n’es pas… et fais ce que tu veux. » Cette phrase de Shidō Bunan, maître zen du XVIIe siècle, me revient souvent en mémoire. Je crois que je ne l’ai jamais vraiment comprise intellectuellement. Mais je l’ai vue se réaliser, des dizaines de fois, en silence, dans les derniers jours d’une vie.
Il y a plus de vingt-cinq ans, j’ai eu l’occasion d’accompagner plusieurs personnes en fin de vie. Ce n’était pas un projet. Juste une série de rencontres, de circonstances, qui m’ont conduit, pendant quelques années, au chevet de femmes et d’hommes qui allaient mourir. Ce furent des moments simples, bouleversants et empreints de lumière à leur manière.
Ce que j’ai observé, c’est que chez presque tous, à mesure que la mort s’approchait, quelque chose lâchait. Pas par effort mais plutôt comme une évidence silencieuse. Quand il n’y a plus de futur, le passé perd sa densité et le mental, sans histoire à poursuivre, se détend de lui-même. Il ne reste plus rien à défendre ni à affirmer.
Et, c’est justement dans cette absence de défense que quelque chose de pur se révèle. Une lumière, une tendresse et une paix impersonnelles.
Ce qui m’a le plus touché, c’est que parfois, même lorsque le corps ne pesait plus que 35 kilos et que le souffle devenait court, incertain… il y avait dans les yeux de ces êtres une présence qui traversait tout. Un regard clair, sans demande, sans peur, sans histoire. Une sorte d’abandon et de reconnaissance. Comme si, à travers les décombres de toute attente, quelque chose – ou plutôt rien – me contemplait en retour. Ce n’était plus une personne qui me regardait. C’était l’être lui-même, sans visage, sans poids, sans passé. Et dans cette rencontre silencieuse… tout était déjà pardonné et, accompli.
C’est en ce sens que je dis parfois que chaque être humain est, d’une certaine manière, condamné à la grâce. Même ceux qui avaient résisté toute leur vie. Même ceux qui n’avaient jamais “fait de chemin spirituel”. Arrivait un moment où la séparation fondait d’elle-même. Et ce qui restait n’était pas un vide… c’était une présence vivante.
Mais pourquoi attendre les dernières semaines du corps pour se reconnaître en tant que cela ? Le Prophète Muhammad a dit : « Mourrez avant de mourir. » Il ne parlait pas de la mort biologique. Il parlait de cette bascule vivante par laquelle on cesse de se prendre pour ce que l’on n’est pas. Mourir à l’idée d’être un moi. Mourir à l’attente, mourir à l’illusion de séparation.
La croix du Christ ne dit pas autre chose. Au fond ce n’est pas l’histoire d’une souffrance imposée. Du point de vue gnostique c’est le symbole de la fin du moi séparé. La crucifixion est la traversée intérieure, universelle, de l’illusion d’être quelqu’un. Ce n’est pas la mort du corps qui sauve, c’est la fin de l’illusion d’un moi séparé au centre de l’expérience.
Et cette mort-là, paradoxalement, donne naissance à la vraie Vie.
Et ce que je suis — ce que tu es — n’a pas de forme, pas de nom, pas d’âge. Cela ne dépend ni du passé ni du futur. C’est conscience pure. Présence silencieuse. Le connaître même, sans objet.
La grâce que j’ai vue dans les derniers jours de ces vies… est disponible maintenant. Elle est là, dès qu’on cesse de fuir, de prouver, d’attendre. Dès qu’on meurt, ne serait-ce qu’un instant, à l’histoire de “moi”.
Et bien sûr, j’ai également vu s’épanouir cette lumière impersonnelle dans un visage en pleine santé, avec un ami, au cœur d’un satsang, d’une retraite ou d’une séance individuelle. Car on ne vient pas y rencontrer quelqu’un. On vient y rencontrer personne. Ce n’est pas une amélioration de l’histoire de la personne que l’on vient chercher. On vient savourer la fin de l’histoire.
J’ai vu des centaines de visages s’illuminer, parfois en larmes, parfois dans un simple sourire, dans cette même lumière impersonnelle. Le même silence dans le regard. Le même relâchement du passé. La même absence d’histoire.
Cela ne venait pas d’un savoir, ni d’un état d’être spécial mais du feu de la Présence qui avait consumé l’ego. Une mort vivante, une mort au personnage, qui révélait la Vie même, sans attente. Et à la fin de la séance… rien à ajouter. Rien à enlever. Juste un regard clair, qui ne veut plus rien. Et qui, peut-être, se reconnaît.
Depuis quelques mois, je suis en lien avec Alexanne Léveillé, qui a suivi plus ou moins régulièrement nos satsangs pendant plusieurs années depuis le Canada.
Il y a six mois à peine, j’ai appris qu’elle était en fin de vie, atteinte d’une maladie auto-immune inguérissable et aux conséquences physiques dévastatrices et douloureuses.
À travers elle, à travers son regard toujours plus nu, sa présence de plus en plus essentielle, j’ai de nouveau vu cela : combien ces êtres qui se consument, qui se laissent consumer par le feu de la présence, nous enseignent sans le vouloir. Combien leur lumière silencieuse nous invite, nous aussi, en écho, à nous laisser brûler pour déposer ce qui résiste et nous laisser complètement traverser par ce qui est.
Alexannne, si tu lis ces mots, je te rends grâce. Et je te rappelle, ainsi qu’à toi, frère ou sœur de lumière qui lis ce texte, que tu es l’amour avec lequel je t’aime.
Nous savons où nous retrouver : au centre de la croix, ici maintenant.