Cette question nous montre à quel point nous avons été conditionnés à penser à Dieu comme un Dieu créateur séparé de la créature que je crois être. C’est sans doute en pressentant confusément que cette vision était irréelle, que le mental a longtemps — et pour une raison fallacieuse mais non explorée — tant résisté à la transcendance, qui pourtant n’avait cessé de me faire du pied en maintes occurrences durant l’enfance et l’adolescence…
La question suppose en effet qu’il existe un Dieu séparé du monde, un agent extérieur décidant du bien et du mal, comme on croit choisir les pièces d’un jeu d’échecs.
Lorsque je dis : « comme on croit choisir les pièces d’un jeu d’échecs », cela évoque cette illusion profondément enracinée selon laquelle Dieu, vu comme un agent extérieur au monde, interviendrait dans le cours des choses à la manière d’un joueur d’échecs — déplaçant ses pions, favorisant certains mouvements, sacrifiant des pièces, orchestrant une stratégie depuis une position surplombante.
C’est une image d’un Dieu planificateur, séparé de la partie qu’il dirige. Une vision dualiste, où Dieu serait un sujet, et le monde un objet manipulé.
Mais dans une perspective non-duelle, cette idée se dissout. Il n’y a pas de joueur distinct du jeu. La vie ne se joue pas devant Dieu : elle est Dieu. Le mouvement de chaque pièce, le plateau, les règles apparentes, la victoire ou la défaite, tout cela est manifestation de la même réalité. Et surtout, il n’y a pas d’intention extérieure qui dirige les événements comme on manœuvrerait une armée.
Dire que Dieu choisit les pièces, c’est encore penser Dieu comme une volonté qui surplombe tout. Mais la vision non-duelle invite à voir que le choix lui-même, le mouvement, l’événement — tout cela est l’expression spontanée du réel, sans stratège, sans plan, sans centre séparé. Dieu ne choisit pas entre le bien et le mal. Il se donne sous forme de ce qui est, sans commentaire, sans préférence.
Dans une perspective non duelle, Dieu est la substance même de tout ce qui est. Il n’y a rien en dehors de lui. Ce que nous appelons “mal” n’est donc pas une chose créée, mais une manière de percevoir, une interprétation du mental qui divise, qui juge, qui compare.
Nous, pauvres pêcheurs — pêcher signifiant étymologiquement « rater la cible » — avons anthropomorphisé Dieu et l’avons affublé du même « libre arbitre » et de la même intentionnalité dont nous, humains — « humains, trop humains » comme dirait Nietzsche — nous sommes investis nous-mêmes, par ignorante ignorance.
On dit que Dieu a fait l’homme à son image, mais en réalité, c’est souvent l’homme qui a fait Dieu à son image. Nous avons projeté sur le divin nos catégories humaines : volonté, intention, jugement, colère, clémence. Nous avons oublié que Dieu est sans image, sans forme, sans limite. Et c’est pourquoi, dans la tradition islamique, il est interdit de le représenter : non par austérité morale, mais parce que toute image trahit sa nature. Ce qui est sans forme ne peut être saisi. Ce qui est sans second ne peut être comparé. Toute représentation de Dieu est déjà une trahison de son essence.
Mais Dieu n’est pas une personne. Il n’est même pas “bon”, si l’on entend par là le contraire du mal. Maître Eckhart le disait avec une clarté radicale : « Dieu n’est pas bon, au sens où nous appelons quelqu’un bon, car s’il était bon, je le placerais au-dessus du bien. » (Sermon 52). Dieu n’est pas bon : il est. Toute qualité que nous lui prêtons vient de la dualité. Il est au-delà du bien et du mal, au-delà même de l’idée d’au-delà.
Mon intuition directe est que la Réalité ultime ne connaît pas ces catégories. Elle ne dit pas : ceci est bien, ceci est mal. Elle se manifeste simplement, librement, sans commentaire. Le mal n’est pas une entité en soi, mais une lecture relative, changeante, inscrite dans un monde mental basé sur des pôles d’opposés.
Le soleil brûle ou réchauffe, selon que l’on est au désert ou en hiver. Le feu détruit ou nourrit, selon ce qu’il touche. Mais au fond, tout est perception.
Ce que l’on nomme mal est souvent un événement que l’ego refuse, une expérience qui ne correspond pas à ses attentes. Mais la Conscience, notre vraie nature, ne rejette rien. Elle accueille tout. Elle est l’espace dans lequel apparaissent la naissance et la mort, la joie et la douleur, le rire et les larmes. Elle ne prend pas parti. Elle n’exclut rien. Dieu ne crée pas le mal. Il est aussi présent dans ce que nous appelons mal qu’il l’est dans ce que nous appelons bien. Il est ce qui embrasse les deux, ce qui les contient, ce qui les dépasse.
Dans la tradition non-duelle de l’Advaita Vedānta, le monde est un jeu d’apparences, une danse de formes dans la lumière de l’Absolu. Ce jeu, māyā, peut sembler cruel à l’ego, mais il est inséparable de la beauté de l’unité. L’ombre existe parce qu’il y a de la lumière.
« Ce qui doit arriver arrivera, quoi que vous fassiez pour l’éviter ; ce qui ne doit pas arriver n’arrivera pas, quoi que vous fassiez pour qu’il arrive. Le meilleur plan d’action est y donc de rester tranquille. »
— Ramana Maharshi, Talks with Sri Ramana Maharshi, entretien 426
Le mal n’est pas un accident ni une erreur. On peut le voir comme un pli dans le tissu de l’infini. Lorsqu’on cesse de lutter contre ce qui est, lorsque le mental se tait, alors même la douleur devient porte. Porte vers l’absolu. Même le mal devient miroir. Ce qui semblait chaos révèle sa perfection silencieuse.
Nisargadatta disait : « Le monde ne te trouble pas. C’est seulement ton jugement à son sujet. » Et Ramana Maharshi : « Il n’y a pas de bien ni de mal. Tout ce qui arrive est le fruit de la volonté divine ou du destin. » Ces paroles ne justifient pas la souffrance, elles l’incluent. Elles ne demandent pas d’aimer le mal, mais de le reconnaître comme faisant partie de la totalité. Et cette reconnaissance est déjà la paix inhérente à ta vraie nature. Et que cherchais-tu à travers ta question — “Pourquoi Dieu crée-t-il le mal ?” — sinon à reconnaître cette paix, à l’éprouver pleinement ?
Lorsque la question tombe, ce n’est pas que la réponse a été trouvée, mais que la séparation a disparu. Il ne reste que l’évidence : ce qui est, est. Et c’est là, dans cette simplicité, que se révèle l’atemporelle conscience qui ne juge pas, l’Amour qui ne choisit pas, la Présence qui ne crée ni bien ni mal, mais simplement… ce qui est.
Et dans cette reconnaissance, silencieuse, non conceptuelle, la paix profonde de ta vraie nature émerge. Pas une paix que l’on atteint ou que l’on construit, avec des briques de savoir ou des réponses mentales issues de morales inscrites dans le marbre et dépendant des us, des coutumes et de l’histoire, mais une paix qui était là avant toute agitation, comme le ciel toujours présent derrière les nuages. Cette paix n’a pas besoin d’être défendue ou conquise. Elle est. Et lorsqu’elle est vue, reconnue, accueillie, alors quelque chose se détend en toi, se rend, s’ouvre. Le personnage n’a plus besoin de se battre, de prouver, de contrôler. Le “je” illusoire se dissout comme la corde dans le serpent.
Et lorsque cette paix est reconnue comme ce que tu es, alors ton corps-mental — ce beau costume temporaire — cesse d’être au service d’une entité séparée, illusoire, toujours inquiète, semblant toujours manquer de quelque chose de plus qu’ici, de mieux que maintenant.
Le corps-mental devient alors progressivement l’expression vivante du Soi.
Car il est naturellement, spontanément, sans effort, orienté vers ce que l’on pourrait appeler des actions “éthiques” — non pas morales, non pas bien sûr immorales, mais une sorte d’amoralité profondément éthique.
Tu prends soin, non par devoir ou obligation, mais par clarté. Tu respectes la vie, non par obéissance, mais par évidence. Tu aides, tu protèges, tu écoutes, non pas pour mériter quoi que ce soit, mais parce que l’autre n’est pas autre, l’animal, la nature, le monde, l’objet, est toi, sous une forme différente.
Ainsi, avec le temps et sans effort, sans stratégie, sans règles extérieures, un art de vivre s’épanouit enraciné dans la paix du non-savoir et la lumière du non-faire.
L’éthique devient un parfum de l’être, et non un projet de l’ego. Tu connais sans doute l’adage suivant : « L’enfer est pavé de bonnes intentions », qui trouve ici son véritable écho.
Et c’est justement à partir de ce que tu es vraiment vraiment que tes pensées, actions et gestes vont naturellement s’accorder avec ce qui est, sans tension, sans jugement, sans séparation.
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