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lundi 26 mai 2025

Quand la non-dualité brûle : Marguerite Porete et le feu du silence

 

La non-dualité, lorsqu’elle est pleinement vécue et exprimée, n’est pas toujours accueillie avec douceur par le monde. Elle dérange les constructions mentales, les hiérarchies spirituelles, les dogmes établis. Elle va trop loin pour les autorités, et parfois trop près pour les âmes encore attachées à l’idée d’un moi séparé qui cherche Dieu comme un autre.

Certaines époques n’ont pas laissé passer ce feu. Marguerite Porete en fut à la fois le témoin — et la martyre.

Nous sommes au XIIIe siècle, dans le Nord de la France. Marguerite Porete est une béguine, c’est-à-dire une femme vivant hors des cadres monastiques, sans vœux définitifs, mais engagée dans une vie mystique et spirituelle autonome. Elle n’appartient ni à un ordre religieux, ni à un courant officiel. Elle vit l’Amour divin de l’intérieur, sans intermédiaire. Et surtout, elle écrit.

Son livre — Le Miroir des âmes simples anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’Amour — est une œuvre aussi mystique que révolutionnaire. Ce livre écrit dans une langue exigeante et difficile d’accès pour la plupart des contemporains, m’a été offert par un ami, Paul Banatre, homme de goût et de grande sensibilité, il y a 25 ans.

Mais ce qui m’a émerveillé c’est qu’elle y décrit l’itinéraire d’une âme qui, après avoir tout abandonné, tout purifié, entre dans un tel degré d’union avec Dieu que plus rien ne la sépare de Lui. L’âme réalisée n’agit plus par volonté propre, elle n’a même plus conscience d’agir. Elle ne demande plus rien, n’espère plus rien : elle fait un avec lui. 

C’est après avoir vécu une telle « expérience d’anéantissement » que mon ami m’a offert ce livre qui évidemment a puissamment résonné. 
Faire l’unité avec tout ou avec Dieu, quelle horreur pour toute autorité ecclésiastique. 

Car c’est ici que la tension avec l’orthodoxie devient brûlante. Car Marguerite ose affirmer que cette âme "anéantie" — littéralement : réduite à rien —  plus besoin des sacrements, des commandements, ni même de la médiation de l’Église. Elle vit dans la liberté divine, au-delà du bien et du mal, dans une non-dualité pure entre Dieu et l’âme.

Elle écrit :  
« L’âme qui est arrivée à cet état ne se soucie plus de Dieu, ni de soi-même, ni de quoi que ce soit… car elle est perdue en l’amour. »

Et encore :  
« Cette âme ne veut plus rien, car elle ne possède rien, et n’a plus rien à perdre. Elle vit de Dieu en Dieu, sans pourquoi. »

Ce n’est pas seulement de la poésie. C’est une bombe théologique.

Son livre circule, est lu, recopié, discuté — et condamné. Dès les premières années du XIVe siècle, des évêques le déclarent hérétique. En 1306, Guillaume de Paris, inquisiteur général du royaume et confesseur du roi Philippe le Bel, ordonne sa destruction. Mais Marguerite continue de le diffuser. Elle refuse de se taire.

Elle est arrêtée quelques années plus tard. Elle ne nie rien. Elle ne se défend pas. Elle ne récite pas les formules de repentir que le tribunal attend. Elle reste debout, dans ce silence qui vient de plus loin que la peur comme Jeanne d’Arc à son procès. 

Elle est jugée comme hérétique à Paris, en présence de nombreux maîtres de théologie. Le 1er juin 1310, elle est brûlée vive en place publique. Son nom est effacé. Mais pas son feu, le feu de la Présence qui inexorablement brûle toutes les bûches de notre ignorante ignorance et de notre prétention à savoir. 

Et pourtant, son Miroir survivra. Copié en cachette, traduit en latin, en anglais, en italien, il réapparaît à travers les siècles comme une voix indestructible. Il influencera plus tard les mystiques rhénans, peut-être même Maître Eckhart.

Le "Miroir" de Marguerite est un miroir sans contours comme dans la Vision Sans Tête. Le mot même d’« âme simple » désigne ici une âme débarrassée de tout attribut, de toute propriété, de toute volonté séparée. (Voir également le sermon de Maître Eckhart (« De la béatitude des pauvres en esprit »)
Il s’agit d’une âme qui ne cherche plus rien, parce qu’elle est déjà en Dieu — ou plutôt : parce qu’elle est Dieu en sa forme vivante. C’est le cœur même de la non-dualité : là où toute distance s’abolit, là où ce qui cherche s’efface dans ce qui est.

Elle écrit encore :  
« Elle ne voit plus Dieu, car elle est devenue ce qu’elle voyait. »

Ce n’est donc pas un hasard si ce message a été vu comme une menace. Car la non-dualité n’est pas une croyance. C’est une fin du monde, celle de l’illusion d’un moi séparé. 

Et toute époque qui se fonde sur la peur du vide, sur l’obéissance structurée, sur le pouvoir des médiations, voit d’un très mauvais œil celle ou celui qui n’a plus besoin de tout cela pour aimer.

Marguerite n’a pas cherché à abolir l’Église. Elle n’a combattu personne. Elle a seulement témoigné, dans son propre langage, de la vérité nue d’une âme ayant reconnu sa propre vacuité et par là même, que toute forme est issu ce même vide sacré. 

Ce que l’on appelle "non-dualité" aujourd’hui trouve chez elle une racine précieuse : un silence qui parle plus fort que tous les dogmes, une flamme qui ne s’éteint pas, et un exemple de courage qui, sept siècles plus tard, continue d’inspirer ceux et celles qui ne veulent plus séparer l’amour de la liberté.

À sa manière, une autre femme, dans un autre siècle, en a repris le flambeau — sans dogme, sans drapeau, mais avec la même audace : Etty Hillesum.

Juive hollandaise, mystique des camps de concentration, elle écrit depuis l’enfer une parole libre, habitée, indomptable. Elle non plus n’a pas froid aux yeux. Elle non plus ne cherche pas à s’échapper de la vie, même quand la mort et les nazis rôdent. Elle ose cette parole inouïe :  
« La vie est belle, et pleine de sens, à chaque minute. » - même à Westerbork, même à Auschwitz.

Comme Marguerite, elle ne réclame pas un Dieu extérieur. Elle le découvre en elle :  
« Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, Dieu est là. »

Marguerite fut brûlée pour avoir dit qu’il n’y a plus de séparation. Etty, elle, entra dans les flammes avec cette même vérité vivante dans le cœur : que l’amour, une fois reconnu, n’a plus d’opposant. Que la paix véritable n’a pas besoin de victoire. Que la lumière se tient, tranquille, au centre de l’ombre et au cœur même du chaos de la vie, dans l’œil du cyclone. 

Et qu’il y a des âmes simples — aujourd’hui encore — qui ne demandent rien, ne possèdent rien, ne veulent rien… et qui, par cela même, révèlent l’Essentiel toujours disponible en chaque Un. 

Au Moyen Âge, le mot mystère ne désignait pas seulement une chose cachée ou divine : il désignait aussi une forme théâtrale, populaire et sacrée, qui mettait en scène les grands récits bibliques. On jouait, sur des places publiques, la Passion du Christ, la Nativité, le Jugement dernier — et tout le monde regardait, ému, effrayé, émerveillé.


Ces « mystères » n’étaient pas seulement des spectacles : ils étaient des actes vivants de transmission, où le sacré descendait dans les corps, dans les gestes, dans les voix. Un peu comme une liturgie incarnée dans la foule. Le théâtre, alors, n’était pas profane : c’était une fenêtre sur l’éternité.


Dans ce contexte, ce que fait Marguerite Porete est d’une audace incroyable. Car elle écrit un mystère intérieur, un drame spirituel, mais sans scène, sans prêtres, sans costumes. Le Miroir des âmes simples est structuré comme un dialogue — entre l’Âme, l’Amour, la Raison, la Vérité… — exactement comme dans les mystères médiévaux, où des allégories prenaient corps.


Mais ici, tout se joue à l’intérieur. Le drame n’est pas visible. Il ne se passe pas sur la place du village, mais dans l’intimité de l’être.


Et pourtant, c’est un véritable mystère, au sens dramatique du terme :

– Il y a une tension (l’âme aspire à Dieu).

– Il y a un conflit (la Raison s’oppose à l’abandon total).

– Il y a une transfiguration (l’âme est anéantie, consumée dans l’Amour).

– Il y a une chute apparente (le monde ne comprend pas ce silence).

– Il y a une issue radicale : la disparition du moi dans le sans-pourquoi.


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