Dans la Bhagavad Gita, Krishna enseigne à Arjuna que l’action doit être accomplie sans appropriation intérieure. Tu as droit à l’action, mais jamais à ses fruits. L’action n’est pas rejetée, mais elle doit être libérée du désir personnel d’obtenir ou d’éviter. On agit parce que l’action naît d’elle-même dans la situation présente. Le résultat ne nous appartient pas. Le sentiment d’être l’auteur ne nous appartient pas davantage. L’action se fait, mais le faiseur imaginé disparaît. Krishna dit aussi, dans le verset IV.18, que le plus sage des hommes est celui qui voit l’action dans l’inaction et l’inaction dans l’action, montrant qu’au cœur de toute action se trouve une immobilité silencieuse, et qu’au cœur de cette immobilité se trouve un mouvement qui ne dépend de personne.
Sous cette publication, quelqu’un m’a posé une question que j’entends très souvent en satsang. Elle dit ceci : « Quelle est la place de celui qui vole le fruit d’une action qu’il n’a pas exécutée, et comment se positionner alors ? » Cette question touche à une confusion fréquente dès que l’on commence à reconnaître que l’action peut être vécue sans acteur personnel. Beaucoup craignent que cette vision mène à de la passivité ou à une forme d’impuissance face aux injustices. Pourtant, aucun enseignement non duel sérieux n’a jamais prôné la résignation. La non-dualité n’invite pas à tout accepter, elle invite à voir ce qui agit vraiment.
Dans l’expérience directe, il est clair qu’il y a deux niveaux. Il y a le témoin silencieux, immobile, qui ne fait rien, qui ne change jamais. Et il y a le corps mental, cet ensemble de perceptions, d’impulsions, d’émotions et de pensées, qui agit, parle, se déplace, répond aux circonstances. Le témoin ne fait rien, le corps mental fait tout. Voir cela avec précision change complètement le rapport à l’action. L’action continue, parfois même plus efficacement qu’avant, mais la charge intérieure disparaît. Ce n’est pas l’action qui fatigue, c’est la croyance illusoire d’être celui qui agit.
La confusion naît quand on croit que reconnaître l’immobilité du témoin implique l’inaction dans le monde. C’est l’inverse. Plus le centre est immobile, plus l’action périphérique est libre, ajustée, précise. L’absence d’auteur intérieur n’entraîne jamais l’absence d’action. Elle enlève seulement la crispation autour du résultat, la peur de perdre, l’avidité de gagner, la volonté d’avoir raison ou le besoin d’être reconnu.
C’est ici que la notion d’allègement devient cruciale. Enlightenment, qui signifie en anglais “illumination”, utilise le mot light, qui veut à la fois dire lumière et légèreté. L’illumination est en réalité un allègement. On s’allège de la croyance d’être un acteur personnel, et en s’allégeant ainsi, on cesse de s’infliger la double peine, qui consiste à agir tout en résistant intérieurement à ce qui est. Résister intérieurement tout en essayant de faire quelque chose revient à vouloir avancer en gardant le frein à main tiré. La moitié de l’énergie part dans la lutte contre les circonstances, l’autre moitié dans l’effort pour répondre à la situation. Quand la résistance tombe, l’action devient simple, directe, disponible. On découvre que la fatigue venait moins de l’action que de l’histoire intérieure qu’on y ajoutait.
Dans un cas d’injustice, comme lorsqu’une personne s’approprie le fruit du travail d’une autre, cette clarté n’invite pas à se résigner. La non-dualité ne demande jamais d’accepter l’inacceptable. Elle enlève seulement l’implication personnelle excessive qui brouille la perception. On peut rectifier une injustice sans haine, poser une limite sans drame, parler fermement sans colère. La paix intérieure n’est pas une neutralité molle. C’est un recul naturel qui donne à l’action plus de précision.
Dans ma vie quotidienne, cette vision s’incarne de manière très concrète. Avec mes trois enfants, par exemple, les situations sont souvent intenses. Quand l’un d’eux traverse une frustration ou une colère, si je suis contracté, si je veux que la situation se calme pour mon confort, ma réponse devient rigide ou mécanique. L’autorité naturelle se transforme en autoritarisme. Mais lorsque je me replace dans ce témoin silencieux et disponible, la réponse émerge d’elle-même. Parfois il s’agit d’accompagner une émotion sans rien dire, parfois d’offrir une présence calme, parfois de maintenir une limite claire. La réponse juste n’est jamais fabriquée mentalement. Elle apparaît, et souvent de façon spontanée et de manière surprenante. Le rôle de “père” auquel j’ai pu momentanément m’identifier repasse immédiatement à l’arrière-plan, et quelque chose de plus simple agit.
À l’Opéra de Paris (où je travaille en tant qu’artiste des chœurs), où les répétitions sont parfois rythmées par le stress, les remarques rapides, les ajustements incessants, cette reconnaissance de ma vraie nature impersonnelle, et la pratique quotidienne du « karma yoga ( le yoga de l’action sans acteur) a transformé ma manière de travailler et de vivre en collectivité. Chaque fois que je me suis momentanément identifié au rôle, la moindre critique est devenue une atteinte personnelle. Quand l’identification tombe, il reste tout simplement une attention ouverte, qui ne sais rien, qui ne veut rien et qui ne possède rien. Je rectifie une note, j’aide un collègue en difficulté, je réponds à un chef de chœur énervé ou à un chef de chant frustré (répetiteur pianiste) sans y ajouter de tension intérieure. Le travail devient plus précis et paradoxalement tellement plus léger. Il n’y a plus un acteur (un corps) contracté, il y a tout simplement une action qui se fait.
Et, confidence pour confidence, si j’ai pu continuer durant 35 ans à mon poste de ténor 2 dans les chœurs de l’Opera de Paris, c’est probablement grâce à cette vie quotidienne en vision sans tête depuis 2012 qui a été une bénédiction et aussi un soulagement incroyable au quotidien.
En réalité, l’action sans acteur décrit quelque chose de très simple. C’est voir que le corps mental est agi par des causes innombrables. Il ne choisit pas ses pensées, il ne choisit pas ses impulsions, il ne choisit même pas ses élans les plus altruistes ou les plus agressifs. Il est agi par la vie, par l’histoire, par l’instant. Dans la vision sans tête, cela devient évident. Il n’y a personne au centre, seulement une ouverture d’où tout apparaît et disparaît. Et dans cette ouverture, l’action se déroule sans possesseur. On fait ce qui doit être fait, mais on ne porte plus la charge illusoire d’être celui qui le fait. C’est cela que signifie l’action sans acteur et qui dans la Baghavad Gita est exprimé par la phrase : « Le plus sage des hommes est celui qui vit l’action dans l’inaction et l’inaction dans l’action ». Il y a action mais pas le sentiment d’être l’auteur personnel de l’action.
Vivre ainsi ne rend pas faible ou inconscient. Dans mon expérience de vie professionnelle, familiale et citoyenne, cela rend juste mes pensées plus incisives et l’action de ce corps-mental-ci plus net.
Cela permet de dire non sans violence, de dire oui sans attachement, de voir une injustice sans en faire une affaire personnelle, de protéger quand il le faut, de parler quand c’est nécessaire, de se retirer quand rien ne doit être fait. La vision sans tête n’annule pas le monde. Elle allège d’un moi séparé imaginaire. Elle rend donc la vie plus simple, plus humaine, et plus directe aussi. C’est du simple bon sens, mais qui va tellement à l’encontre de nos habitudes mentales et de fonctionnement.
Si j’ai voulu publier ce dialogue, c’est parce qu’il éclaire une confusion fréquente dans les premières étapes de la reconnaissance. Beaucoup sentent qu’au cœur de l’expérience il n’y a pas de faiseur, mais ils ne savent plus comment vivre extérieurement. Ils oscillent entre passivité et réaction. Ils croient que la non-dualité exige une forme d’indifférence. Elle demande seulement une lucidité tranquille. L’action vient ensuite, seule, quand elle doit venir.
La non-dualité ne demande jamais d’accepter l’inacceptable. Elle dit simplement de ne pas chercher la paix dans le résultat. La paix est déjà là, en amont de l’action. Et c’est depuis cette paix que l’on agit le mieux. L’action devient plus claire, plus ajustée, moins contaminée par la peur ou la colère. Et c’est depuis cet espace de paix que l’on agit au mieux, toute chose étant égale par ailleurs.



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