Dans la perspective non duelle, la question du créateur n’a pas de sens véritable. Elle appartient à l’esprit qui se pense séparé, à la conscience qui cherche à expliquer le monde comme s’il lui était extérieur. Lorsque quelqu’un demanda au Bouddha : « Qui a créé cet univers ? », il sourit. Ce sourire n’était pas ironique ni évasif. Il venait du silence de celui qui voit. Car pour celui qui voit, il n’y a jamais eu de commencement, pas plus qu’il n’y aura de fin. L’univers n’a pas été créé une fois pour toutes. Il naît à chaque instant, dans le simple fait d’être perçu
Le mental, lui, ne peut s’en contenter. Il veut un récit, une origine, un auteur. Il a besoin d’un point fixe autour duquel ordonner le chaos apparent. Mais cette quête d’un créateur repose sur l’oubli de ce que nous sommes déjà. L’esprit séparé pose la question, mais c’est la séparation elle-même qui en est la cause. Celui qui s’éveille ne se demande plus « qui » a fait le monde, car il reconnaît que la question suppose un dehors, et ce dehors n’existe pas
Dans la clarté de la présence, tout se déploie spontanément. Rien n’est produit par autre chose, car il n’y a pas deux. Le souffle, la lumière, le son, la pensée, tout apparaît comme une seule et même manifestation du vivant. Dire qu’il y a un créateur serait encore introduire une distance entre la source et la création, entre l’origine et ce qui en découle. Mais ici, il n’y a pas de séparation. La source est la manifestation, et la manifestation est la source. C’est le même mouvement sans début ni fin, une seule respiration.
La tradition védantine l’exprime en disant : « Brahman est sans cause et sans effet, sans commencement et sans fin » (Mundaka Upanishad, II.1.2). Nisargadatta Maharaj disait simplement : « Le monde apparaît dans la conscience, comme la vague apparaît sur l’océan. Il n’a pas d’existence séparée. » Et Maître Eckhart, au cœur de la mystique chrétienne, affirmait : « Dieu crée le monde tout entier, entièrement, à chaque instant. » Cette parole, loin de désigner un acte originel, montre que la création est un éternel présent. Ce n’est pas qu’il y ait eu un commencement, mais que tout commence sans cesse.
Dans son sermon 5b, Eckhart ajoute : « Si l’on avait demandé à la vie depuis mille ans pourquoi vis-tu, elle aurait répondu : je vis parce que je vis. » Il commente ainsi que la vie vit depuis son propre fond, sans raison, sans but, sans dépendance. La vie est sans pourquoi. Cette intuition se retrouve un peu plus tard chez Angélus Silesius, dans Le Voyageur chérubinique, lorsqu’il écrit : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, elle ne se soucie pas d’elle-même, ne demande pas qu’on la regarde. »
Ces paroles résonnent comme un écho direct de la vision non duelle. Ce qui est, est. L’existence n’a pas besoin d’explication ni de cause. Elle s’épanouit de son propre fond, libre de toute finalité. Même le tout premier verset de la Genèse, souvent traduit par « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre », peut se lire autrement. En hébreu, Bereshit bara Elohim peut se comprendre comme « Par le commencement, Dieu crée », ou encore « Dans le principe de commencement, le divin se déploie ». Ce n’est donc pas un événement passé, mais un mouvement toujours en cours, une émanation perpétuelle du réel.
Ce que la Bible appelle création, le Bouddha l’aurait nommé apparition conditionnée, et le Vedanta, jeu de Māyā. Trois langages pour désigner un même mystère : il n’y a pas eu de créateur, il n’y a que la création qui se crée elle-même dans l’instant où elle est vue.
Regarder cela sans chercher d’auteur ni d’origine, c’est entrer dans le silence dont le Bouddha souriait. Ce silence est la réponse. Il n’y a rien à savoir, seulement à être.

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