Mes deux derniers articles sur le karma et sur l’absence de réincarnation personnelle ont suscité beaucoup d’émoi et de polémiques. Je me suis donc dit qu’il serait utile d’apporter quelques précisions supplémentaires pour écarter du mot karma un certain nombre de fantasmes New Age, inutiles et parfois même encombrants, qui se sont greffés sur lui au fil du temps. Alors pour clarifier encore un peu plus les choses autour de ce terme, je tenais à apporter quelques précisions.
En sanscrit, karma signifie littéralement action. Le mot vient de la racine « kri », qui veut dire faire, accomplir, agir. Dans les Veda et les Upanishad, il désigne simplement l’acte lui-même, l’action posée avec ses effets naturels. À ce stade, il n’y a ni dette, ni punition, ni récompense morale, ni trace d’un destin personnel. Le terme est simple, direct, il renvoie seulement à ce qui est fait.
Ce n’est que plus tard, avec l’essor du brahmanisme tardif et l’apparition des traditions sramaniques (c’est à dire ascétiques et non-védiques)*, que le mot karma s’est chargé d’une dimension morale et cosmique. Dans ces contextes culturels comme le bouddhisme ou le jaïnisme, il est devenu un principe structurant du cycle des renaissances, permettant d’expliquer la continuité supposée des existences par l’accumulation de conséquences morales à travers le temps. Cette lecture plus morale et plus métaphysique ne se trouve pas dans le sens originel du mot, qui désigne simplement l’action.
C’est à partir de cette clarté-ci que la Bhagavad Gita déploie l’un de ses enseignements essentiels. Le Karma Yoga, littéralement le yoga de l’action, est l’une des quatre grandes voies de réalisation spirituelle décrites dans ce texte. Les trois autres sont le Jnana Yoga, la voie de la connaissance, le Bhakti Yoga, la voie de la dévotion, et le Raja Yoga, la voie de la méditation et de la maîtrise intérieure. Parmi ces quatre chemins, le Karma Yoga s’enracine dans la vie ordinaire, là où agir est inévitable.
Dans la Bhagavad Gita, Krishna enseigne à Arjuna que l’action doit être accomplie sans appropriation intérieure. Tu as droit à l’action, mais jamais à ses fruits. L’action n’est pas rejetée, mais elle doit être libérée du désir personnel d’obtenir ou d’éviter. On agit parce que l’action naît d’elle-même dans la situation présente. Le résultat ne nous appartient pas. Le sentiment d’être l’auteur ne nous appartient pas davantage. L’action se fait, mais le faiseur imaginé disparaît. Et Krishna ajoute aussi (« Le plus sage des hommes est celui qui voit l’action dans l’inaction et qui voit l’inaction dans l’action ») en Bhagavad Gita IV.18, soulignant qu’au cœur du mouvement se trouve le silence et qu’au cœur du silence se trouve le mouvement.
Ainsi compris, le Karma Yoga n’est pas un système moral ni une gestion subtile de mérites invisibles. C’est un art de vivre où chaque geste est offert sans tension, où le moi cesse de se contracter autour de l’agir, où l’existence s’écoule dans une simplicité qui ne cherche rien pour elle-même. Swami Vivekananda rappelait que ce n’est pas le travail qui lie l’être humain, mais l’idée qu’il en est l’auteur. Dès que cette idée tombe, l’action continue, mais les chaînes tombent avec elle. Le Karma Yoga devient une voie directe vers une liberté intérieure qui ne dépend ni de l’avenir ni du passé.
Il n’est donc aucunement question ici d’entités personnelles se poursuivant dans le temps ou transportant des dettes d’une existence à une autre. Le sens originel du karma, et le Karma Yoga tel que la Gita l’enseigne, renvoient à la simplicité d’une action libre de tout auteur individuel. Toi, tu peux réaliser que le corps agit et que la pensée pense, mais qu’il n’y a nul auteur des pensées et nul acteur.
Quand ? maintenant !
Où ? ici !
Que la paix et l’amour règnent en toi et autour de toi.
Amor fati.
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Nota bene* :
Le mot « sramanique » vient du sanscrit śramaṇa, qui désigne un ascète, un chercheur spirituel itinérant, un renonçant vivant en marge de la société traditionnelle indienne. Les traditions dites sramaniques regroupent principalement le bouddhisme, le jaïnisme et l’Ajivika, qui se sont développés en dehors de la religion védique dominante. Ces mouvements accordaient une grande importance à la méditation, à l’ascèse, à la libération intérieure et à l’idée d’un cycle de renaissances régi par les conséquences morales des actes. C’est dans ce contexte culturel, et non dans le sens originel du mot dans les Veda, que le karma a pris la connotation de bilan moral, de causalité éthique et de continuité d’existence à existence.

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