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Paroles et musique de Dan Speerschneider
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mercredi 18 juin 2025

Le piège du “tout est parfait” : quand l’absolu devient une excuse à l’inaction et à l’à-quoi-bonisme

 


Le piège du “tout est parfait” : quand l’absolu devient une excuse à l’inaction


Il est une phrase que l’on entend souvent dans les milieux de la non-dualité : « Tout est parfait tel que c’est. » Et à juste titre. Car du point de vue absolu, il ne peut y avoir d’erreur. Pas la moindre poussière hors place, pas la moindre émotion de trop, pas le moindre sursaut existentiel inutile. Chaque souffle, chaque pensée, chaque naissance, chaque mort, chaque injustice apparente – tout surgit de la même source silencieuse, au millimètre près, à la virgule près, comme une onde unique dans l’océan infini de la Conscience. 

C’est ce qu’Adi Shankaracharya exprime dans l’Atma Bodha (v. 8) : « Tout ce qui est perçu est le Soi, car en dehors de Lui, rien n’existe. » Et Ramana Maharshi le résume avec une pureté déconcertante : « Il n’y a ni monde, ni ignorance, ni libération. Il n’y a que Cela, ce que vous êtes déjà. » (Upadesa Saram, vers 30 ; voir aussi Talks with Sri Ramana Maharshi, n°33)

Mais je vais ici tenter de mettre quelques points sur le i de ce hic qui apparaît de façon récurrente au cœur des Satsang. Car — et c’est là que commence la lucidité — cette reconnaissance peut devenir un piège, une prison dorée une torpeur spirituelle. Car si cette vérité est captée mentalement, sans être intégrée dans la chair, dans le cœur et dans les gestes de la vie quotidienne, elle se transforme en une anesthésie. Une façon élégante de ne plus sentir. De ne plus agir. De se retirer du vivant sous prétexte qu’on l’a déjà "compris".

C’est cette posture que Serge Gainsbourg appelait, avec son humour noir caractéristique, l’aquabonisme — du refrain de la chanson “Envie de rien” (1976) : « À quoi bon chercher plus loin ? À quoi bon courir après ? À quoi bon tout court ? » Désabusé, le personnage chanté par Gainsbourg s’enfonce dans une nonchalance presque mystique, mais totalement fermée à la vie.

Et dans le domaine spirituel, cette attitude devient une maladie non-duelle par excellence — bien sûr entre guillemets, mais pas sans gravité. Un état de désengagement sournois, où l’on justifie la colère, l’inertie, le jugement, la dépression… sous prétexte qu’ils sont « déjà accueillis », « déjà Cela », ou « ce que le Soi a choisi d’expérimenter ». Mais si cela était vraiment vécu comme le Soi, cela brûlerait toute résistance. Le Soi ne justifie pas la colère : il l’éclaire jusqu’à ce qu’elle se dissipe. Il n’approuve pas la jalousie : il la traverse d’une lumière si vaste qu’elle s’évanouit dans l’espace qu’elle tentait de contracter. Lorsque l’illusion est vue depuis le cœur du Réel, elle ne peut subsister. Elle ne peut se maintenir dans le feu de la Présence. Elle n’est pas “tolérée” — elle est embrassée jusqu’à sa dissolution.

Ce n’est donc pas l’émotion elle-même qui pose problème : c’est ce que nous en faisons. La maintenir en l’habillant de non-dualité, ou la laisser se consumer dans l’espace clair de ce que nous sommes vraiment — voilà la différence. Dans le premier cas, on appelle cela sagesse. Dans le second, on découvre le silence.

Il faut alors rappeler que même les plus grands sages ont traversé cette zone grise. Et que dans les grands textes non duels, ce moment de désillusion, de fatigue existentielle, ou de confusion spirituelle, est toujours suivi d’une rencontre : celle d’un Sage qui vient remettre la lumière.

Dans l’Ashtavakra Gita, le roi Janaka est éveillé intellectuellement, mais intérieurement paralysé. Il est comme figé dans sa vision de l’Absolu, incapable de vivre ou d’aimer depuis cette reconnaissance. Le jeune sage Ashtavakra vient alors lui rappeler que la sagesse véritable n’est pas l’extinction, mais la transparence : « Tu n’es pas le corps. Tu n’es pas l’esprit. Tu es pure conscience, libre et éternelle. Pourquoi donc t’inquiéter ? » (Ashtavakra Gita, I.4)

Dans la Bhagavad Gita, Arjuna tombe à genoux sur le champ de bataille, submergé de doute et de compassion, refusant de se battre. Il dit : « Mieux vaut vivre comme un mendiant que de tuer mes proches. » (BG II.5) Mais Krishna, le Maître intérieur, lui rappelle que l’inaction n’est pas la paix. Que refuser son dharma sous prétexte de non-violence apparente est en réalité une peur déguisée. Il lui enseigne l’action sans attachement : « Agis, mais ne sois jamais l’auteur. Laisse le fruit te traverser. » (BG II.47)

Dans le Yoga Vasistha, le prince Rāma revient de pèlerinage en ayant perçu l’irréalité du monde. Et il tombe dans un profond découragement : « Je ne vois plus de sens à cette vie. Tout me semble fade, illusoire, éphémère. » Vasistha entreprend alors une longue transmission — l’un des plus longs enseignements de la tradition indienne — pour l’aider à reconnaître la liberté non comme un retrait du monde, mais comme un regard neuf posé sur lui. Une vacuité qui embrasse, qui joue, qui aime.

Même le Bouddha, avant son éveil, tombe dans l’extrême ascèse et se vide de toute vitalité. Ce n’est que lorsqu’il abandonne les extrêmes, qu’il trouve la Voie du Milieu, et entre dans la véritable clarté.

Aujourd’hui encore, ce scénario se répète. Un chercheur sincère entend : « Il n’y a rien à faire. Tout est Cela. » Il en fait une devise. Puis une forteresse. Et peu à peu, il s’éteint. Plus de désir. Plus d’action. Plus d’aspiration. Mais aussi… plus de joie.

Il continue à dire : « La colère est Cela. La jalousie est Cela. » Mais la colère est toujours là. Elle revient. S’installe. Non pas comme un orage traversé, mais comme un fauteuil dans lequel il s’est assis. Il n’accueille pas réellement la colère, il cohabite avec. Il ne voit pas directement, il théorise.

Et si cela était vraiment vécu comme le Soi, cela brûlerait toute résistance.

Ce que Léo Hartung appelle dans S’éveiller aux rêves (2020), une « prise d’otage de l’absolu par l’ego spirituel » est l’un des pièges les plus raffinés sur le chemin. Il écrit : « Le danger n’est pas dans la colère ou l’inaction. Il est dans la tentative de les sanctifier. Lorsque le chercheur utilise l’Absolu pour éviter son humanité, il trahit la vérité même qu’il croit incarner. » (chap. 6)

Alors comment discerner cette confusion ? Voici quelques exemples concrets :

Quelqu’un t’insulte, et une colère vive monte. Tu dis : « C’est la colère du Soi, c’est accueilli. » Mais tu rumines encore pendant deux jours, tu as le cœur fermé et tu évites la personne. La vérité, c’est que tu n’as pas accueilli, tu as camouflé ton émotion. On appelle ça le refoulement et surtout la mauvaise foi. 

Ton corps souffre, et tu te dis : « C’est parfait ainsi. » Mais tu ne prends pas soin de lui. Tu refuses même les massages ou l’exercice sous prétexte de détachement. En réalité, tu as confondu l’absence d’attachement avec l’indifférence.

Tu compares ton chemin à celui des autres, et tu sens de l’envie, mais tu déclares : « Tout est déjà Cela, même la comparaison. » Oui… mais tant que tu compares, c’est que l’illusion est toujours active. Elle n’est pas vraiment vue. Elle est décorée. 

Le véritable accueil est un embrasement. Lorsque la colère est accueillie comme une expression du Soi, elle n’a plus d’objet. Elle ne peut demeurer et elle brûle en silence. Lorsque la comparaison est vue, elle fond dans l’unité. Lorsque le découragement est reconnu dans la lumière du Soi, il devient silence et pas un retrait.

Et c’est là que l’on comprend le message des sages : Il n’y a rien à faire, certes. Mais cela ne signifie pas « ne rien vivre ». Cela signifie : il n’y a personne pour faire. Et quand cela est vu, l’action s’ajuste d’elle-même, la parole devient juste, et l’amour coule sans obstacle.

Comme le disait Nisargadatta Maharaj : « Ce n’est pas ce que vous faites, mais d’où vous le faites. Si c’est depuis le silence, tout est paix. » (Je suis, entretien 73)
Et Ramana Maharshi : « L’action correcte vient de la paix intérieure. Si vous vous sentez en paix, même la vaisselle devient prière. »

Alors oui, tout est parfait. Mais ce n’est pas une phrase. C’est un embrasement.

Et dans cet embrasement, on se lève, on prend soin, on répond à un appel, on fait la vaisselle et on passe l’aspirateur, on ne fuit pas le conflit par peur de sentir des émotions inconfortables. Et ce n’est pas parce qu’on "doit", mais parce qu’il n’y a plus d’entrave. Parce que l’Amour se suffit à lui-même.

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