Dans la voie du sentir, l’apparente distance entre sujet et objet commence doucement à se dissoudre, non pas parce qu’on aurait adopté une nouvelle croyance ou intégré un concept philosophique, mais parce que dans l’expérience directe, quand on sent vraiment, sans défense et sans intention, plus aucune séparation ne tient.
Ce que « je sens », je ne peux pas le maintenir à distance comme un objet posé là, en face de moi ; il ne se présente pas à partir d’un “ailleurs”, il n’est ni extérieur, ni intérieur : il est immédiat, il jaillit de l’instant même, sans que je puisse vraiment dire d’où il vient, ni pour qui il est là.
Il n’y a pas plus de distance entre ce que je sens et celui qui sent, qu’il n’y en a entre la vague et l’eau, ou entre l’écran et le film qu’il accueille : l’écran ne regarde pas le film comme un spectateur distant, il ne s’y oppose pas, et pourtant il ne s’y perd jamais — il l’accueille, le laisse se dérouler en lui, tout en restant parfaitement lui-même.
De la même manière, ce que je sens n’apparaît pas en direction de moi, depuis un autre : cela naît au sein même de la conscience, s’y déploie un instant, et s’y évanouit, comme une vague dans l’océan.
Sentir, c’est alors se rendre totalement perméable, ouvert, sans repli ni anticipation. Ce n’est plus chercher à comprendre ou à nommer ce qui est là, ni tenter d’interpréter ce que je vis, mais entrer dans la résonance pure de l’instant, dans cette qualité d’accueil sans commentaire, où l’expérience peut s’offrir sans être figée dans un concept ou une phrase.
Ce que je croyais extérieur — le regard de l’autre, un son, une douleur, une odeur, une pluie soudaine sur la peau — devient un mouvement du vivant en lui-même, une onde sans origine, qui ne vient ni vers moi, ni de moi, mais qui s’éprouve depuis une présence sans forme, depuis cette pure disponibilité d’être qui ne commence nulle part.
Dans cette intimité sans bords, sans direction, sans intention même, quelque chose se dévoile : ce que je sens, je le suis déjà, ce que je goûte me révèle, et ce que je laisse simplement me traverser devient reconnaissance d’une unité que rien ne peut décrire.
Alors, la non-dualité cesse d’être une idée abstraite ou un sujet de réflexion. Elle devient cette pulpe vivante, ce frémissement du réel quand il n’est plus filtré par l’habitude de se croire séparé, ce mouvement de conscience qui se goûte dans la forme, sans jamais s’y enfermer.
Il n’est plus question de nier les formes, ni de rejeter les émotions ou les sensations, mais de cesser d’en faire des objets figés ; il n’est plus besoin de s’éloigner du monde pour retrouver le silence, il suffit de sentir, ici même, sans chercher à retenir ou à comprendre - juste sentir, sans appropriation, comme une offrande, de la Conscience à Elle-même.
Et c’est cela que le corps commence à enseigner quand on ne le considère plus comme un objet solide, une chose à réparer ou à améliorer, mais comme un espace d’émergence, un lieu de résonance, un organe de présence — le lieu vivant du sentir, dans lequel chaque sensation devient un geste d’amour impersonnel.
Le corps in fine n’est pas un sac de peau à forme humaine, ni un “moi” incarné : il est sensation pure et transparence en mouvement. Et dans cette voie du sentir, il devient de plus en plus évident qu’il n’y a plus quelqu’un qui sent - il n’y a que le sentir, impersonnel, sans sujet, sans objet, sans direction : juste cela. On entre ici dans le monde magique de la pure présence où les mots et les concepts sont caduques.
Et dans ce dépouillement, ce qui reste n’est plus une idée, ni une posture, ni même une sensation identifiable. Ce n’est pas une conclusion, ni un état à atteindre. Ce qui reste est d’un autre ordre. C’est une douceur sans cause. Une clarté sans appui. Un silence vivant dans lequel toute chose est goûtée comme depuis l’intérieur, sans direction, sans effort.
Ce silence ne s’oppose à rien rien. Il n’a pas besoin d’exclure pour être ce qu’il est. Il accueille sans intention. Il enveloppe sans s’étendre. Il ne se défend pas, ne juge pas, ne commente pas. Il est pur accueil. Et c’est cela que révèle la voie du sentir, quand elle est pleinement vécue : ce n’est pas une voie pour obtenir, ni une méthode pour transformer, mais un art d’être là, un art de vivre, tout simplement, sans rien à défendre ni à affirmer, un art vibrant, ouvert, dans ce qui est - sans faire de ce qui est un objet.
À ce stade, il devient évident que le sentir n’a jamais été personnel. Il n’a jamais appartenu à un moi. Il ne commence nulle part. Il ne passe pas d’un “je” vers un “autre”. Il est l’émergence spontanée de la conscience se reconnaissant dans l’intimité d’un frémissement. Il est la vibration du Soi par lui-même.
Comme le dit le Vijnana Bhairava Tantra, ce texte mystique du shivaïsme du Cachemire, si direct dans sa manière de pointer vers le réel : « Là où l’objet du savoir se dissout, là où le sujet n’est plus localisé, là seulement est le Soi. » (verset 101, trad. Lilian Silburn)
Dans la pleine présence au sentir, rien n’est séparé. Même la douleur est une forme de lumière. Même la peur devient une pulsation du vivant, accueillie dans l’immobilité. Il n’y a plus besoin de chercher un centre depuis lequel vivre, ni une vérité à atteindre. Tout est déjà là, dans cette simple évidence que je suis, sans forme, sans nom, sans limites.
C’est ce que Lalla, la mystique cachemirienne du XIVe siècle, évoquait dans ses poèmes :
« Je suis entrée en moi, et j’ai vu que Celui-là n’était pas autre. Je suis celui que j’aimais, et celui que j’aimais est moi. » (Lal Vākh, n°94)
Alors, ce n’est plus le corps qui sent - c’est le sentir qui fait corps. Ce n’est plus “moi” qui vis des sensations, mais la Vie qui se sent elle-même en cette forme momentanée, sans que rien ne soit jamais séparé d’elle. Il n’y a plus de sujet du ressenti, plus de centre à défendre : juste un jaillissement continu de présence, une offrande permanente de l’instant à lui-même.
Le Pratyabhijnahridayam, autre texte du tantra cachemirien, le dit ainsi :
« La conscience se reconnaît elle-même en s’éprouvant dans les formes, tout en n’étant jamais une forme. » (verset 10)
Et c’est cela qui devient si paisible, si libre : quand il n’y a plus de sujet qui sent, il n’y a plus de tension dans l’expérience. Plus de fermeture et pas non plus de tentative d’en faire quelque chose. Il ne reste qu’un silence vibrant, un amour sans bord, une paix inconditionnée.
Dans la voie du sentir, cette paix n’est pas au bout du chemin. Elle est déjà là, au cœur même de chaque perception, pour peu qu’on s’y abandonne, qu’on s’y laisse fondre, sans commentaire, sans repli. Alors, rien ne presse. Tout est lent. Tout est intime. Même le plus banal des gestes devient un mystère. Même une larme devient offrande.
Et dans ce rien de spécial, ce rien d’appropriable, s’ouvre une joie qui ne vient de nulle part. Une joie tranquille et sans motif. Une pure joie d’être. Une joie d’être Cela — sans mot, sans nom, sans rôle, pure présence.
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