Quand on parle de la « Vision Sans Tête », beaucoup croient à une image, une métaphore ou une drôle d’idée venue d’un mystique anglais. En réalité, ce que Douglas Harding a nommé ainsi, c’est une proposition radicale, simple, presque enfantine, mais d’une puissance étonnante : regarder ce que je suis vraiment, ici, maintenant, sans passer par l’image mentale que j’ai de moi.
La plupart du temps, je me crois être un individu : une personne, avec un nom, un âge, une histoire, une apparence. Quand je pense à moi, ce que j’imagine, c’est une silhouette. Une tête, un visage, un corps. C’est ce que je vois dans le miroir. C’est ce que les autres voient de moi. Mais ce que je crois être là-bas, vu de l’extérieur, est-il ce que je suis réellement ici, vu de l’intérieur ?
Douglas Harding invite à retourner la flèche de l’attention. Non pas pour penser à soi, ni pour méditer sur son passé ou sa psychologie, mais pour regarder ce que je suis exactement maintenant, à zéro centimètre de distance, avant toute pensée.
Quand je regarde le monde, je vois des formes, des couleurs, des objets. Mais si je retourne le regard vers la source même de la perception — vers ce qui regarde — qu’est-ce que je vois ?
Je vois deux bras, un torse peut-être… et puis, au-dessus des épaules, je ne vois rien. Pas de tête. Pas de frontière. Pas de forme. Juste une ouverture. Un espace. Une clarté. Tout ce qui apparaît est vu dans cet espace.
Et là se produit un basculement. Je découvre que je ne suis pas ce que je croyais. Je ne suis pas un visage ou un objet situé quelque part dans le monde. Je suis le lieu même où le monde apparaît. Je ne suis pas enfermé dans un corps, je suis cet espace vaste, conscient, silencieux, dans lequel surgissent les sons, les couleurs, les mouvements… et même l’idée de « moi ».
La Vision Sans Tête, ce n’est pas une théorie. C’est une manière directe d’entrer dans l’expérience. C’est voir, simplement, que je suis vide pour ce qui est plein, clair pour ce qui est coloré, sans limite pour ce qui a une forme.
Et cette reconnaissance n’est pas psychologique. Elle ne dépend pas de mes émotions, de mon humeur, de mes blessures passées. Elle n’est pas liée à ce que je pense de moi. C’est quelque chose de plus fondamental que mes pensées ou mes ressentis. C’est une vérité d’expérience, observable ici et maintenant, sans rien croire.
Harding a souvent dit que le drame humain commence quand on prend pour soi l’image qu’on a vue dans le miroir ou dans les yeux des autres. Je dis que je suis ici ce que je parais être là-bas. Je prends une représentation pour une réalité. Et je m’identifie à un objet que je ne perçois même pas directement. Cette confusion crée un exil. Je sors de moi. Je me perds dans une image. Je quitte le centre vivant de l’expérience pour vivre à la périphérie. Et avec cette identification vient le stress, la peur, la comparaison, le besoin de prouver, de corriger, de s’améliorer.
Mais si je reviens ici — non pas dans un effort d’introspection, mais dans la pure attention — je vois que je suis l’espace d’accueil, non l’histoire. Je suis ce qui voit, non ce qui est vu. Ce que je suis n’a pas de contour, pas de limite, pas d’âge. Je ne peux pas me voir moi-même comme une chose. Et pourtant, je suis.
La Vision Sans Tête est un art de voir. Voir ce qu’on est vraiment, en amont de toute pensée, de toute construction mentale. Harding a conçu une série d’exercices très simples, très concrets, pour nous ramener à cette évidence. Pointer vers l’extérieur, puis vers l’intérieur. Observer le champ visuel. Sentir que la conscience ne fait pas de bruit, n’a pas de forme, ne peut pas être divisée.
Cette démarche ne dépend d’aucune croyance. Elle ne réclame aucun maître, aucun système. Elle part d’un fait d’expérience : ici, au centre de la perception, je ne trouve rien. Et pourtant, tout apparaît ici. Ce rien est vivant. Conscient. C’est cela que je suis.
Cette reconnaissance rejoint l’intuition profonde des grandes traditions mystiques. On retrouve la même invitation chez Bouddha, Jésus, Shankara, Nagarjuna, Ramana Maharshi, Nisargadatta, dans la tradition soufie, dans la Kabbale juive, dans le zen, le taoïsme, l’Advaita Vedanta et les Upanishads. Toutes ces voies, malgré leurs langages différents, parlent de ce retournement de la conscience vers elle-même, cette reconnaissance directe qu’il n’y a que la conscience, et que ce que nous sommes ne peut pas être trouvé comme un objet. Maître Eckhart l’a dit dans une formule lumineuse : « L’œil par lequel je vois Dieu et l’œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour. »
Dans ma propre vie, la Vision Sans Tête est devenue un outil à la fois simple et extrêmement efficient pour reconnaître la nature réelle de ce que je suis. Je l’utilise depuis une quinzaine d’années dans une perspective thérapeutique, au cœur d’un accompagnement non-duel. Il ne s’agit pas de nier l’histoire, ni les émotions, ni les blessures du personnage, mais de les accueillir pleinement à partir de cette vision. Dans cette présence ouverte, les conditionnements perdent leur densité. L’identité fabriquée peut fondre doucement dans l’espace de ce que nous sommes vraiment.
C’est aussi l’originalité de “mon approche”
: proposer plusieurs portes d’entrée, plusieurs outils d’investigation, pour reconnaître que nous sommes, en réalité, ce bonheur même que nous cherchons. Il ne s’agit pas d’atteindre un état particulier, ni de devenir quelqu’un d’éveillé. Il s’agit de revenir là où nous n’avons jamais cessé d’être. Ici. Sans tête. Sans histoire. Dans la clarté vivante de la présence.
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