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Paroles et musique de Dan Speerschneider
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mercredi 11 juin 2025

Un verset de la Gita pour faire basculer la Conscience

 


Depuis une quinzaine d’années, je redécouvre encore et encore la Bhagavad Gîtâ par petites touches. Car c’est un concentré d’enseignements non duels qui vivifient l’esprit et ouvrent le cœur. Je ne la lis pas d’un seul trait, mais je savoure ce texte sacré par intermittence et il me met toujours en joie. 

Ces derniers jours, je relisais le chapitre XV. Et ce matin, une image m’a halluciné : celle de l’arbre aux racines en haut et aux branches en bas. Je suis resté un long moment à me laisser imprégner par cette métaphore, à la symbolique mystérieuse. Je l’ai laissée descendre dans le cœur. Et voilà…

Le symbole de l’arbre inversé, tel qu’il apparaît dans la Bhagavad Gītā (chapitre XV, versets 1 à 3), est l’un des plus puissants et mystérieux de toute la pensée spirituelle indienne. Mais ce n’est pas un symbole isolé. On le retrouve dans de nombreuses traditions, souvent comme image d’un retournement intérieur, d’une inversion du regard, ou d’un passage entre les mondes.

Ainsi, dans le Tarot de Marseille, la carte XII, Le Pendu, représente un être suspendu la tête en bas, les mains dans le dos, dans une posture paradoxale d’apparente impuissance… et pourtant, son visage est paisible et éclairé. Ce retournement n’est pas une chute, mais une suspension du monde ordinaire.

On retrouve également des évocations de l’arbre inversé dans certaines traditions chamaniques, où les racines plongent dans le ciel, et les branches s’enfoncent dans les mondes souterrains, symbolisant l’arbre cosmique reliant les trois plans de l’être : ciel, terre et infra-monde.

Dans le soufisme, cette inversion peut se lire dans l’enseignement du maître qui invite à « mourir avant de mourir » : retourner à la source avant même que le corps ne disparaisse.

Ce motif universel de l’arbre retourné est une invitation à un retournement fondamental : plutôt que l’effort habituel vers le haut, il s’agit ici d’un effondrement vers l’origine ; un abandon du regard horizontal et temporel vers une intuition verticale, un éternel maintenant ; Du coup, ce que nous prenions pour des racines (l’incarnation) révèle sa sève céleste, et ce que nous croyions être le sommet (la tête, l’ego, la volonté) s’incline humblement vers la terre.

« On dit que ce monde est comme un aśvattha, un figuier sacré, aux racines en haut et aux branches en bas. Ses feuilles sont les hymnes védiques. Celui qui le connaît est un connaisseur du Veda. » (Bhagavad Gîtâ, XV.1)

Il y a dans ce verset un mystère, une image très étrange d’un arbre renversé. Ses racines ne plongent pas dans la terre, mais dans le ciel. Ses branches ne s’élèvent pas vers la lumière, elles tombent vers le bas. Et ses feuilles ? Elles sont faites de chants, d’hymnes, des anciennes paroles des Rishis (les êtres éveillées à leur vraie nature). 

À première vue, cela peut sembler abstrait, voire hermétique. Et pourtant, quand on prend le temps de laisser résonner cette métaphore, quelque chose de profond se dévoile : une invitation à retourner le regard, à contempler le monde non depuis ses formes, mais depuis sa source.

Dans la vision ordinaire, le monde semble solide, réel, existant par lui-même. C’est ce que l’on appelle la vision physicaliste du monde — et c’est en somme la perspective dominante de notre culture moderne depuis deux mille ans et qui depuis la fin du 19e siècle positiviste a presque exclu de notre civilisation toute transcendance au sens profond de ce terme. Nous croyons voir les choses telles qu’elles sont, comme si elles étaient autonomes, comme si elles existaient en dehors de toute conscience, indépendamment de tout regard. Nous croyons que la conscience est née du monde, qu’elle serait un produit tardif de la matière, une fonction émergente du cerveau ou de l’évolution. 

Mais la Gîtâ nous rappelle tout autre chose : c’est le monde qui est né de la conscience.

Ce renversement est radical. Il ne s’agit plus de chercher l’essence des choses dans les choses elles-mêmes, mais dans cela par quoi elles sont perçues. Cette remarque devient encore plus claire si l’on prend un instant pour écouter les mots que nous utilisons. J’ai appris il y a quelques années que le mot « chose » venait  du latin res, qui lui-même provient d’une racine indo-européenne signifiant affaire, objet, cause. C’est ce même mot res qui a donné le mot réalité : ce que nous appelons « la réalité » est donc littéralement ce que nous appelons « les choses ». Depuis les Grecs, la pensée occidentale s’est construite sur cette équivalence implicite : ce qui est réel, ce sont les choses. C’est ce que l’on peut nommer, mesurer, isoler, peser. Mais ce que propose ici la Gîtâ, ce n’est pas un monde fait de choses, c’est un monde qui pousse comme un arbre à l’envers depuis l’invisible, depuis ce qui est au-delà de toute chose.

Comme le dit la Kena Upanishad : « Ce n’est pas ce que les yeux voient, c’est ce par quoi les yeux voient : cela est le Brahman. »

Dans cet arbre sacré, les feuilles ne sont pas simplement des feuilles comme celles qu’on trouve dans la nature. Elles représentent ici les paroles de sagesse, les chants anciens, les textes spirituels authentiques c’est à dire non duels, qui ont été transmis au fil des siècles. On peut les voir comme tout ce qui, dans ce monde, porte encore la mémoire du sacré. Ce sont les signes visibles d’une origine invisible. Ces paroles, ces enseignements, ces traditions ne sont pas là pour être adorés en eux-mêmes, mais pour rappeler qu’il existe une racine plus profonde, une source silencieuse à laquelle tout est relié.

Mais là encore, il ne s’agit pas de sacraliser les mots. Celui qui « connaît » l’arbre ne se contente pas de réciter les hymnes — il reconnaît en lui-même la racine de tout. Il voit le monde comme un reflet, et la conscience comme l’unique réalité. Il nous invite à ne pas confondre le doigt avec la lune, ni la feuille avec la racine ou le serpent avec la corde. 

La non-dualité ne nie pas le monde. Elle le voit pour ce qu’il est : une apparition dans la conscience, un jeu de formes dans l’être.

Huang Po disait : « Les gens ignorent ce dont l’illusion est faite. » Ils veulent s’en libérer, mais sans jamais voir ce qui la compose. Ils combattent les formes sans jamais regarder la lumière qui les rend visibles. Ce n’est pas le monde qu’il faut rejeter, mais l’oubli de sa nature. L’illusion n’est pas une erreur grossière ; c’est un malentendu silencieux, une sorte distraction hors de soi, une simple erreur d'inattention. Et ce malentendu cesse dès qu’on regarde depuis ce qui voit.

L’image de l’arbre inversé évoque aussi le reflet d’un arbre dans l’eau : ce que nous voyons n’est pas la réalité, mais une image inversée, instable, éphémère. Le monde est comme ce reflet - réel en apparence, mais dépendant de ce qu’il reflète. Ramana Maharshi disait : « Ce monde n’est qu’un rêve. Tant que l’on ne se réveille pas, on le prend pour réel. »

Le verset se termine par une invitation à retourner le regard vers ce qui regarde en nous : « Celui qui connaît cet arbre est un connaisseur du Veda. » Autrement dit, ce n’est pas celui qui récite les textes qui connaît, mais celui qui voit l’arbre depuis ses racines - c’est-à-dire celui qui a reconnu la conscience comme origine de toute chose. « Celui qui voit l’inaction dans l’action, et l’action dans l’inaction, celui-là est un sage parmi les hommes. » (Bhagavad Gîtâ, IV.18)

Et Maître Eckhart le dit dans une langue toute occidentale mais profondément voisine : « L’œil avec lequel je vois Dieu est le même œil avec lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule vision, une seule connaissance, un seul amour. »

Quand tu retires ton attention des branches — les pensées, les formes, les objets - et que tu reviens à la racine silencieuse qui perçoit tout cela, tu n’en es plus le prisonnier. Tu reconnais que l’univers entier est une expression de toi. Tu reconnais que tu es le sans-forme qui prend toute forme. Et soudain, le texte devient vivant pour toi. Il vibre. Et éveille le Silence en Toi, Celui-là même dont Il est fait. Il ne décrit plus un monde de symboles anciens appartenant à une tradition qui nous serait étrangère. Il pointe directement vers ce que tu es vraiment. Il s’éveille en toi. Et toi, tu t’éveilles à ce que tu as toujours été.

Je laisserai à Maître Eckart le dernier mot :

« Que celui qui ne comprend pas ce discours ne s’en afflige pas dans son cœur ;

car ce discours n’est pas humain,

mais il est né d’un pur engendrement de Dieu,

et seul celui qui est dans le même esprit, dans cet état d’union,

peut en comprendre le sens véritable. »




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