Depuis l’adolescence, j’ai toujours été un amoureux de la poésie. Je ne savais pas très bien pourquoi, mais je me rendais compte qu’après chaque lecture, quelque chose en moi s’apaisait.
À travers Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, et tant d’autres, je vivais, sans pouvoir le nommer, une sorte de douce résorption. Le poème me ramenait naturellement dans la Présence silencieuse.
Je crois aujourd’hui que la poésie, dans sa nature la plus pure, est un art qui invite à l’enstase. Elle invite de façon implicite, comme d’autres arts, à rentrer à la maison. Elle ne cherche pas à expliquer. Elle nous invite à goûter, à sentir. Elle nous reconduit sans effort dans la chapelle silencieuse du cœur.
Certaines voix poétiques, plus que d’autres, portent ce parfum d’unité, cette saveur du réel. Je pense à Rilke, à Christian Bobin, à certains fragments de Maître Eckhart, à Angelus Silesius, Jean Pierre Siméon, Philippe Jaccottet, Hélène Dorion, ou à la parole de certains mystiques anonymes. Et de temps en temps, sur ce blog, je me permettrai de vous partager des poèmes qui, à mes yeux, nous conduisent au bord du silence, là où le mental s’efface et où ne demeure que la présence.
Aujourd’hui, je vous propose un texte du poète américain Edward Estlin Cummings, que l’on connaît souvent pour ses jeux typographiques, sa syntaxe libre, ses traits d’humour. Mais parfois, derrière la légèreté formelle, perce une voix plus intérieure, presque méditative. Le poème Love is a place, publié au début des années 1950, est de ceux-là.
love is a place - e. e. cummings
love is a place
& through this place of
love move
(with brightness of peace)
all places
yes is a world
& in this world of
yes live
(with a subtle grace)
all worlds
« Ma » Traduction française :
l’amour est un lieu
et à travers ce lieu d’
amour passent
(avec l’éclat de la paix)
tous les lieux
oui est un monde
et dans ce monde de
oui vivent
(avec une grâce subtile)
tous les mondes
L’amour, dans ce poème, dit Cummings, est un lieu. Mais en réalité, ce qu’il nomme lieu est un lieu sans lieu, dans lequel apparaissent tous les lieux. C’est le Ici (du fameux Ici et Maintenant, Hic et Nunc), l’Ici de la conscience - sans intérieur ou extérieur. Un peu comme lorsqu’au Moyen Âge, les philosophes disaient que Dieu est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part. C’est ce Ici de la conscience partout et nulle part à la fois, dans lequel tout a lieu. Tout apparaît et disparaît dans ce lieu qu’est l’amour.
L’amour n’est pas dans ce poème un sentiment mais le champ silencieux dans lequel toute chose prend forme et se dissout. Ce lieu est un lieu infini, et n’est donc séparé de rien, ne retient rien, ne juge rien. L’amour, en ce sens, n’est pas à chercher quelque part. Il précède toute recherche. C’est un amour impersonnel et inconditionnel.
La deuxième strophe affirme : Yes is a world. Le Oui est un monde. Ce n’est ni un oui psychologique, ni un oui personnel issu d’un prétendu libre arbitre. Ce n’est pas non plus un acquiescement passif. C’est le Oui fondamental de l’être, un Oui qui est accueil absolu. Dans ce monde du Oui vivent tous les mondes, tous les possibles, toutes les formes, toutes les nuances de l’expérience. Rien n’est exclu. Tout est accueilli. Et ce tout prend forme avec une grâce subtile. Les mondes, les formes, les phénomènes se déploient dans cet espace du Oui avec une intelligence silencieuse, une beauté harmonieuse.
Ce texte n’est pas seulement un poème sur l’amour. C’est une épure de la non-dualité. Il n’y a pas un sujet qui aime. Il y a un amour qui contient tous les sujets séparés. Il n’y a pas une volonté personnelle qui dit Oui. Il y a « un monde » (en réalité une Présence) déjà ouvert, déjà présent, déjà unifié. Le style même de Cummings participe à cela : absence de ponctuation rigide, lignes fluides, disposition dépouillée - tout forme un espace non séparé. Chaque mot semble émerger de l’intérieur du silence. Et chaque lecture nous y ramène.
Dans ce poème - comme dans de rares perles poétiques à propos de l’amour - la beauté ne sert pas à orner, mais à dissoudre. Elle désarme le mental. Et ce qui reste, ce n’est pas un savoir, des images mais un non-savoir qui éveille un émerveillement, une simple reconnaissance.

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire