Si tu prends un instant pour considérer le temps - le temps qui a précédé ton apparition dans ce monde, et celui qui continuera après ta disparition - tu réalises que ce que tu appelles ta vie n’est qu’un clignement d’œil furtif sur la ligne infinie du temps. Dans l’immensité du cosmos, ta singularité corps mental est à peine plus signifiante qu’une minuscule et éphémère ondulation à la surface de l’océan. Rien de fixe, rien de séparé. Juste une forme passagère prise par le mouvement. Et pourtant, c’est grâce à cette insignifiante ondulation que peut se révéler ce qui n’est jamais né, et qui jamais ne mourra.
En acceptant d’être oublié, tu te libères d’un poids inutile. Tu n’as plus besoin de préserver une image ou un film de ta biographie, ni d’être fidèle à une version fixe de toi-même. Tu n’es plus prisonnier d’un scénario. Alors tu peux vraiment vivre, te réinventer, te laisser traverser par la vie sans devoir tout justifier, tout conserver, tout expliquer.
Cette libération du poids des identités cumulées ouvre un espace neuf. Un espace sans mémoire, sans attente, sans rôle assigné. Et dans cet espace, quelque chose se remet à couler librement : la spontanéité, la créativité, la vitalité. Tu découvres qu’en cessant de te souvenir de qui tu es censé être, tu entres en contact avec ce qui, en toi, est toujours nouveau. Tu n’es plus en train de devenir quelqu’un. Tu es simplement ouvert à ce qui se manifeste.
Tu vois bien que, même quand tu essaies de te souvenir de ton grand-père, ou à la rigueur de ton arrière-grand-père - ou, si tu veux vraiment aller très loin, de ton arrière-arrière-grand-père - que te reste-t-il ? Peut-être qu’il était célèbre, peut-être qu’il a écrit des livres, peut-être qu’on en parle encore quelque part. Mais même si ton arrière-grand-père figure dans les livres d’histoire, que restera-t-il de lui dans un siècle, dans un millénaire, dans cinq mille ans, dans cent mille ans ? Les plus grandes figures de l’humanité finiront par se dissoudre. Rien ne restera. Et toi, combien de personnes se souviendront de toi dans cinquante ans ? Dans cent ans ?
Et dans ces considérations, pense à ceci : on estime qu’environ 30 milliards d’êtres humains ont déjà vécu sur cette planète. De combien te souviens-tu ? De quelques noms peut-être. Une centaine, un millier tout au plus si tu es historien passionné. Et tous les autres ? Tous oubliés.
En réalisant cela, en reconnaissant pleinement l’insignifiance de ta vie personnelle dans l’histoire du monde, quelque chose s’ouvre. Quelque chose de vaste, de silencieux, d’éternel, une intelligence sans forme, sans nom, sans commencement ni fin, qui ne cherche rien, qui ne veut rien, et qui pourtant est là, disponible, immobile et vivante, totalement éveillée à elle-même. Et dans ce face-à-face avec l’inconcevable, il peut arriver que des larmes montent. Pas des larmes de tristesse, mais d’émerveillement. De gratitude pure.

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