Traditionnellement il y a deux façons d’aborder Dieu ou la réalité ultime, une plus superficielle, plus extérieure, accessible au grand nombre, et une plus radicale, plus intérieure, gnostique, destinée à conduire à une expérience directe de la conscience.
La première est appelée kataphatique, du grec kataphatikos, qui signifie affirmatif, positif, qui déclare. Elle consiste à décrire Dieu, la conscience ou l’Absolu à partir de qualités et d’attributs, par des mots et des images : Dieu est amour, Dieu est lumière, Dieu est bonté. Cette approche permet au mental de se repérer, d’avoir une relation, mais elle reste dans le domaine des concepts et de la mémoire. Elle est utile pour inspirer, nourrir la dévotion et soutenir la pratique quotidienne, mais elle ne conduit pas directement à l’expérience de la réalité ultime. Les textes sacrés, les psaumes, les prières et les rituels sont souvent structurés selon cette approche, qui parle au cœur et à l’imagination, offrant un cadre symbolique pour sentir la présence du divin.
La deuxième voie est appelée la voie apophatique, du grec apophatikos, qui signifie négatif, qui nie, qui défait. Elle consiste à reconnaître ce que Dieu, la conscience ou l’Absolu n’est pas, à s’éloigner de tous les concepts et images, à vider l’esprit de toute affirmation. Cette approche radicale est au cœur de la voie directe et de la non-dualité, qui invite à séparer la conscience de ce qu’elle n’est pas afin qu’elle se révèle d’elle-même à elle-même. Dans la tradition du Neti Neti des Upanishads, notamment dans le Brihadaranyaka Upanishad, il est dit que Brahman n’est ni ceci ni cela. C’est aussi le thème central du Nirvana Shatkam, ce poème de Adi Shankarasharya (8e siècle), un des pères fondateurs de l’Advaita Vedanta.
Cette négation ne vise pas le néant mais à révéler l’espace pour la reconnaissance directe de ce qui est. La conscience ne peut pas être définie, mémorisée ou conceptualisée, et toute tentative de la saisir par les mots la limite. La voie apophatique nous apprend que l’expérience de la réalité ultime ne peut pas passer par la mémoire ou les concepts, mais par une perception immédiate, sans sujet qui perçoit et objet qui est perçu, une aperception, pure conscience présente et silencieuse se savourant Elle-même.
Ramana Maharshi illustre cette approche de façon simple et puissante par l’investigation du Soi qu’il a contribué à populariser. Il invitait ses « disciples » (il n’avait pas au sens propre de disciples) à se poser la question « Qui suis-je » non pas pour trouver une réponse mentale, mais pour remonter à l’origine de toute expérience, à ce témoin silencieux qui observe les pensées, les émotions et le monde. Il expliquait que tant que l’on reste attaché aux identités et aux concepts, on ne peut réaliser le Soi.
Nisargadatta Maharaj utilisait des métaphores percutantes pour faire comprendre que le Soi est ce qui demeure quand tout ce qui est connu, nommé ou imaginé disparaît. L’expérience de la conscience est immédiate, qu’elle n’a pas besoin de justification ni de concept. Tu es cette Conscience ici maintenant. Il disait « Je suis l’ultime négation de tout ce que je ne suis pas ».
Maître Eckhart, dans la mystique chrétienne, illustre de façon frappante la voie apophatique. Il insiste sur le fait que Dieu ne peut être saisi par aucune qualité humaine. Il affirme par exemple que « Dieu n’est pas bon », non pour nier l’amour divin, mais pour montrer que toute idée de bonté que nous possédons reste limitée et ne peut enfermer l’infini. Selon lui, chaque attribut que nous assignons à Dieu est déjà une limitation, car il s’agit de concepts issus du monde humain et du mental. La voie apophatique, chez Eckhart, consiste à ôter toutes les images, tous les concepts et toutes les qualités que nous imaginons, pour se tenir dans l’espace où Dieu est au-delà de toute pensée, de tout jugement et de toute perception.
Mais Eckhart va plus loin encore : il dit que l’on doit se défaire même de la volonté de Dieu, c’est-à-dire renoncer à l’idée de vouloir Dieu selon notre compréhension ou notre désir. Même le vouloir divin, tel que nous l’imaginons, est un concept qui limite l’infini. Pour rencontrer Dieu tel qu’il est, il faut se détacher de toute attente, de toute intention, et simplement se tenir dans l’expérience immédiate de ce qui est, dans le silence et la présence pure. Cette démarche est radicale : elle ne laisse aucune place à la projection mentale, à l’adhésion à des qualités ou à des volontés, et conduit à une expérience directe de la réalité qui se révèle d’elle-même.
La vision sans tête de Douglas Harding résume d’une façon très simple, pratique, ludique et surtout très expérientielle, 6000 ans d’invitations non duelles à reconnaître notre vraie nature non séparée. Je l’ai partagée avec bonheur et une incroyable efficience avec des milliers de personnes depuis 15 ans au travers de séances individuelles, satsang, vidéo ou stages de 9 jours.
Elle apporte une illustration concrète de cette expérience apophatique. En observant le monde depuis le point de vue de ce qui perçoit plutôt que de ce qui est perçu, on réalise que le monde des objets et des perceptions n’est pas séparé de celui qui perçoit. Cette simple inversion du point de vue, de l’attention à 180 degrés vers sa propre source, cette attention dirigée vers le « vide » qui est le lieu du regard, permet à la Conscience de se révéler pleinement à Elle-même. Elle montre de façon immédiate que ce que nous cherchons à travers les mots, les concepts et les croyances est déjà présent, que la réalité n’est jamais ailleurs que dans le témoin silencieux, cette ouverture transparente, consciente et accueillante au-dessus de nos épaules.
Dans la pratique de la voie apophatique, les mots et concepts sont comme des échardes : ils servent à enlever une autre écharde, c’est-à-dire une croyance ou un attachement mental qui voile la conscience. Une fois la tâche accomplie, toutes les échardes sont jetées. Les mots ne doivent jamais devenir eux-mêmes des objets d’attachement, sinon on retombe dans le piège de l’objectivation. Là où la voie kataphatique construit et décrit, la voie apophatique défait, vide et révèle. Ce vide n’est pas un néant, mais la clarté de l’évidence, la réalité immuable et silencieuse qui est toujours présente. La réalité ultime ne se révèle pas par une addition de concepts mais par une soustraction de ce qu’elle n’est pas.
La non-dualité, qui est le cœur de toute spiritualité, consiste à séparer la conscience de tout ce qu’elle n’est pas, afin qu’elle se révèle d’elle-même. Elle ne dépend pas des croyances, des images, des concepts ou des expériences passées. Elle est accessible ici et maintenant, dans la perception immédiate de ce qui est toujours là.
La voie apophatique est la voie directe qui conduit à cette reconnaissance, et c’est dans cette évidence que l’on expérimente la réalisation du Soi. Tout est déjà là, silencieux, immuable, accessible à celui qui cesse de s’accrocher aux mots et aux concepts et se tient dans l’expérience directe de la réalité.
Ainsi, la voie kataphatique guide et inspire, elle éclaire et nourrit, mais seule la voie apophatique révèle la conscience dans son évidence. Le corps, les perceptions, les pensées et les émotions sont des objets, et la conscience est ce qui perçoit tous ces objets. Reconnaître cette discrimination, la vivre, c’est percevoir l’évidence silencieuse et immuable qui est toujours présente.
Les maîtres nous montrent le chemin, mais le chemin n’est pas autre chose que l’évidence elle-même toujours déjà présente en laquelle tout apparaît et disparaît, par laquelle toute expérience est connue et ultérieurement dont toute expérience est faite.
AMOR FATI





