Maître Eckhart a été envoyé par le pape à Strasbourg au début du XIVe siècle, là où l’on comptait plus de soixante béguinages. C’est donc à ces femmes, pour la plupart des béguines, qu’il a adressé ses sermons. Il était censé les enseigner, mais aussi quelque part « les surveiller », puisqu’elles vivaient une forme de mystique libre, parfois suspecte aux yeux de l’institution. Pourtant, bien loin de se contenter de les contrôler, Eckhart s’est laissé inspirer par elles. Leur langage, leur audace, leur expérience intérieure l’ont profondément marqué et il en a intégré bien des accents dans ses propres paroles. On retrouve cette tonalité dans la magnifique traduction de l’intégrale des cent quatre-vingt sermons de Maître Eckhart publiée récemment par Laurent Jouvet chez Almora, où il s’adresse presque toujours à des « filles », des « sœurs », des âmes féminines.
Dans le sermon 26, Eckhart commente la parole de Jésus à la Samaritaine : Mulier, venit hora et nunc est - femme, l’heure vient et elle est déjà là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. Voici un extrait de ce sermon :
« Ils adoreront le Père. Ah, il y a tant de gens qui prient pour une chaussure, une vache, ou n’importe quoi d’autre et qui s’en préoccupent : ils sont vraiment fous. Tant que tu pries Dieu pour des choses matérielles, tu pries pour ton propre malheur. Car la créature, à partir du moment où elle est créée, porte en elle une amertume, un malheur, quelque chose de mauvais et de préjudiciable. Voilà pourquoi il est normal que ceux qui prient ainsi récoltent amertume et malheur. Pourquoi ? Parce qu’ils ont prié pour l’avoir. Je l’ai déjà dit : celle qui cherche Dieu, mais qui a autre chose que Dieu en vue, ne trouvera rien. Mais celle qui cherche uniquement Dieu, elle trouve véritablement : elle trouve non seulement Dieu, mais toutes choses en lui. Si tu cherches Dieu dans ton propre intérêt, ou même pour ta béatitude, tu ne le cherches pas vraiment. C’est pour cela que Jésus dit que les vrais adorateurs adoreront le Père, et c’est une parole véritable. Pourquoi donc le Père ? Lorsque tu cherches le Père, c’est-à-dire uniquement Dieu, tu trouves en Dieu tout ce qui est et tout ce que Dieu peut donner. Voici une vérité certaine et nécessaire : même si elle n’était pas écrite, elle serait néanmoins véridique. S’il existait quelque chose en plus, Dieu ne pourrait pas te le cacher, il devrait te le révéler et te le donner. Je te l’ai déjà dit : Dieu te donne tout, et il te le donne dans l’engendrement. »
Ce texte est d’une radicalité saisissante. Eckhart commence par tourner en dérision les prières intéressées. Prier Dieu pour obtenir une vache, une chaussure, ou n’importe quel bien matériel, c’est se condamner soi-même à l’amertume, car tout ce qui est créé est limité, fini, porteur de manque. Demander une créature, et tu le sais au fond de toi lecteur, c’est demander l’insatisfaction qui va avec. Et cela ne vaut pas seulement pour les biens extérieurs, mais aussi pour les biens spirituels. Car si je cherche Dieu pour être consolé, pour avoir une expérience, ou même pour obtenir la béatitude, alors je ne cherche pas Dieu pour Lui-même, mais un bien qui m’est destiné. Or, dit Eckhart, chercher Dieu ainsi, c’est ne pas le chercher du tout.
La vraie prière est sans calcul. Elle ne vise rien d’autre que Dieu lui-même, dans une gratuité totale. Et c’est justement ce dépouillement qui ouvre à la plénitude. Celui qui cherche Dieu pour Dieu le trouve, et en lui il trouve tout, puisque Dieu contient tout. Celui qui se détourne des créatures pour se tourner vers le Père découvre que tout est déjà donné dans l’engendrement éternel de Dieu. Eckhart insiste sur ce mot « le Père » : il ne s’agit pas d’une figure, mais de la source même qui engendre à chaque instant.
C’est ici que la mystique eckhartienne rejoint la non-dualité. Ramana Maharshi disait : « Chercher Dieu ou chercher le Soi, c’est la même chose. Mais si tu le cherches pour obtenir quelque chose, alors tu ne le cherches pas vraiment. »
Nisargadatta Maharaj, un de mes maîtres posthumes disait également : « Abandonne tout désir, même celui d’être heureux, et tu trouveras ce qui est au-delà du bonheur et du malheur. » Ces paroles, séparées par des siècles et des continents, portent pourtant la même exigence : renoncer à chercher un gain, même spirituel, pour laisser paraître ce qui est toujours déjà là.
Eckhart le formule avec son propre langage : Dieu ne peut rien cacher, il donne tout dans l’engendrement. S’il existait quelque chose de plus, il serait obligé de te le donner. C’est dire qu’il n’y a rien à attendre, rien à obtenir, car le don est total, éternel, déjà accompli. La tâche de l’âme n’est donc pas d’accumuler des biens ou des expériences, mais de se dépouiller de toute attente, afin de recevoir ce qui est donné sans cesse.
Ainsi, prier en esprit et en vérité ne signifie pas réciter des formules sublimes, mais consentir à l’instant tel qu’il est, sans chercher ailleurs, sans chercher demain. C’est demeurer dans le maintenant dont Jésus dit à la Samaritaine qu’il est déjà là. C’est se tenir nu devant le Père, sans rien d’autre en vue, et découvrir dans cette nudité que tout est déjà présent, tout est déjà accompli, dans l’engendrement même de Dieu.
Et si l’on se laisse descendre encore plus profondément dans ce dépouillement, alors les mots deviennent eux-mêmes trop chargés. Le Père n’est plus une figure lointaine, il est la source silencieuse qui bat au cœur de l’éternel Maintenant. Ce n’est plus une prière que l’on adresse, mais une ouverture qui se laisse prendre, un consentement sans forme. Le monde des créatures continue de tourner, avec ses joies et ses douleurs, mais l’âme qui demeure dans le Père n’est plus emportée. Comme le dit Nisargadatta : « Quand je cesse de vouloir, ce que je suis se révèle comme plénitude. » Et Ramana résume cela en une simple invitation : « Reste tranquille, et sois ce que tu es. »
C’est aussi ce que dira plus tard Frère Laurent de la Résurrection, ce carme qui, dans ses « Maximes spirituelles », répétait qu’il n’est pas nécessaire d’aller chercher Dieu dans une église, qui il nous suffisait de descendre dans « la chapelle silencieuse du cœur. Pour lui, la présence divine est partout et surtout en nous. Il disait qu’il « pratiquait la présence de Dieu.
Dieu n’est donc pas au bout d’un voyage, il est la respiration même de notre être. Et la première parole que Dieu prononce en nous est toujours la même : « Je suis ». Cette parole précède toutes les autres, elle est le fondement de l’adoration en esprit et en vérité. C’est le « Je suis » qui se reconnaît en nous, sans pourquoi, sans calcul, comme l’éternelle source qui s’engendre et nous engendre à chaque instant.

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