Feel it !




Paroles et musique de Dan Speerschneider
un album pour célébrer la vie ;-)

mercredi 24 décembre 2025

Sentir ramène directement à la Conscience

 


On invoque souvent la deuxième loi de la thermodynamique pour dire qu’un processus irréversible ne peut pas être inversé. Une bouteille qui se brise ne se reconstitue pas spontanément. Une fois que l’entropie a augmenté, elle ne revient pas en arrière d’elle-même. Formulé plus précisément, cette loi n’affirme pas que le retour est absolument impossible en droit, mais qu’à l’échelle macroscopique, la probabilité qu’un système complexe revienne exactement à son état initial est pratiquement nulle. L’irréversibilité concerne les formes, les structures, les arrangements de la matière et de l’énergie. Elle concerne le monde des objets, des configurations, des événements, et donc la temporalité elle-même.

Cette loi dit quelque chose de juste et de profond sur le monde manifesté. Les formes apparaissent dans le temps, se transforment, se dégradent, se dispersent. Une forme dissoute ne revient pas telle quelle. Il n’y a pas de retour magique à l’identique dans la succession des instants. En ce sens, la bouteille brisée ne se recompose pas, et l’on ne peut pas remonter le film du monde visible comme s’il n’avait jamais eu lieu. Héraclite disait la même chose en substance lorsqu’il affirmait que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Le fleuve s’écoule, l’eau change, et celui qui s’y plonge n’est déjà plus tout à fait le même. Le monde des formes est un monde de devenir, non de répétition.

Mais cette irréversibilité concerne le temps et les formes. Elle ne concerne pas le maintenant. Elle ne concerne pas la conscience. Le présent n’est pas un moment parmi d’autres dans la succession temporelle. Il est ce dans quoi toute succession apparaît. Le maintenant n’a pas à être reconstruit ni retrouvé dans le passé. Il est toujours disponible.

Ce qui crée la confusion, ce n’est pas tant la loi elle-même que le présupposé implicite à partir duquel on la projette sur le domaine spirituel. Tant que l’on pense la vie comme fondamentalement matérielle, on en déduit naturellement qu’il n’y a pas de retour possible à l’état initial, que tout est irréversible, y compris spirituellement. Mais si la conscience est première, si elle est la substance même de toute chose, alors elle n’a jamais quitté l’état initial, puisqu’elle n’est pas prise dans le temps. Elle peut toujours être goûtée ici, maintenant, en chacun de nous.

Dans la tradition de l’Advaita, une image ancienne circule, celle de l’oiseau mythique appelé hamsa, souvent identifié au cygne. Dans la symbolique indienne, le cygne est réputé capable de séparer le lait de l’eau, image du discernement entre le réel et l’irréel, entre ce qui est permanent et ce qui est transitoire. Cette image apparaît dans les Upanishads et sera reprise plus tard dans l’Advaita Vedānta comme symbole de la discrimination spontanée, viveka. On sait bien que, concrètement, on ne peut pas séparer le lait de l’eau une fois mélangés. Pourtant, cette image ne parle pas d’un geste matériel. Elle pointe une reconnaissance intérieure. Ce qui est distingué n’est pas une substance, mais une évidence. Ce qui est reconnu n’est pas une forme séparée, mais ce qui n’a jamais été mélangé.

La voie du sentir s’inscrit exactement dans cette perspective. Elle ne cherche pas à revenir en arrière dans le temps. Elle ne cherche pas à restaurer un état antérieur. Elle ne lutte pas contre l’entropie du monde. Elle ne tente pas de refaire la bouteille intacte. Elle revient à ce qui est présent avant toute forme et avant tout temps, à ce qui n’a jamais été brisé.

Dans l’acte de sentir, quelque chose de très simple et de très radical se produit. Lorsque l’attention cesse de commenter, d’étiqueter, de comparer, de projeter, elle demeure avec la sensation telle qu’elle est. Non pas la sensation pensée, décrite ou interprétée, mais la sensation vécue directement. À ce moment-là, il n’y a plus deux instances distinctes, un sujet qui observe et un objet observé. Il y a simplement le sentir. On retrouve ici ce que Krishnamurti formulait par l’observateur est l’observé. Et dans cette non-division, il y a une joie très simple, la joie de la reconnaissance.

On ne peut pas penser et sentir en même temps. Dès que la pensée reprend, le sentir « se couvre ». Dès que le sentir est pleinement là, la pensée se tait. Pour la plupart des êtres humains, cela demande un certain temps, non parce que le sentir serait difficile, mais parce que l’habitude de sur-imposer des concepts sur l’expérience est profondément ancrée. Nous avons appris à nommer avant de sentir, à interpréter avant de goûter, à comprendre avant d’être.

À mesure que l’attention demeure avec les sensations, les pensées, les images, telles qu’elles apparaissent, sans les rejeter ni les nourrir, une distillation naturelle a lieu. Une discrimination vivante s’opère d’elle-même. Ce qui n’est pas le soi se dissout. L’illusion se dissipe. L’ignorance se défait, non pas par l’analyse, mais par une sorte d’intimité amoureuse.

Il ne reste alors que la conscience, ce par quoi tout est connu, ce par quoi tout est expérimenté, ce par quoi tout est goûté. Et si l’on peut toujours revenir à la conscience, c’est précisément parce que tout est fait de conscience. Rien n’est en dehors d’elle. Rien n’apparaît ailleurs qu’en elle. C’est pourquoi ce pressentiment est toujours valable. Il peut toujours être goûté ici et maintenant, à chaque instant, quelles que soient les circonstances.

Ainsi, lorsque tu t’assois et prends le temps d’être intime avec chacune des sensations, avec chacune des pensées, sans les commenter, sans les comparer, une clarification silencieuse a lieu. À la fin du sentir, demeure la conscience qui s’embrasse elle-même. Et cela révèle l’être, la présence de la conscience, non pas conceptuellement, mais comme l’unité vivante de toute chose.

Le maintenant peut toujours être rejoint, non comme un instant à saisir, mais comme l’évidence de ce qui est déjà là. La conscience, étant toujours présente, peut toujours être redécouverte, soit par la discrimination connaissante, la voie de la connaissance, soit par une discrimination plus alchimique, la voie du sentir, par la compréhension ou par le goût, par la clarté ou par l’intimité.

On ne peut peut-être pas recréer les formes perdues dans le temps, et il n’y a aucune raison de le vouloir. Mais on peut toujours revenir à la conscience. Et c’est cela, au sens le plus simple et le plus direct, la bonne nouvelle, l’évangile dont parlait Jésus. Non pas une promesse pour plus tard, mais une reconnaissance possible maintenant.


mardi 23 décembre 2025

Hui Neng et la voie directe

 


Dans cette vidéo, je te propose de revenir sur l’histoire incroyable de Huineng, devenu l’un des grands maîtres de la voie directe dans le zen. Analphabète, bûcheron, sans formation religieuse, il devient pourtant une référence majeure de cette tradition, au point que de nombreux maîtres s’y réfèrent autant qu’au Bouddha lui-même. Son célèbre concours de poésie, qui n’en était pas vraiment un, révèle avec une simplicité radicale le cœur de la non-dualité. Ce que cet épisode met en lumière, ce n’est pas une doctrine ni un idéal spirituel, mais une reconnaissance directe de ce que nous sommes. Rien à croire, rien à changer, rien à devenir, seulement voir ce qui est déjà là avant toute idée de progrès spirituel. Cette vidéo, comme toutes celles de ma chaîne, est une invitation à réaliser ta nature atemporelle.


Amor Fati


Que la joie demeure en toi et rayonne dans ton environnement.


samedi 20 décembre 2025

N’oublie pas ! (Texte de chanson)

 


C’était une vieille caisse sur laquelle il était assis depuis la nuit des temps. Une caisse en bois cadenassée, un vieil héritage poussiéreux. Ce mendiant vivait la main tendue vers l’horizon, vers un plus tard, un ailleurs, un horizon bien chimérique.

N’oublie pas que ton pain quotidien se goûte tel un fruit et que si tu l’attends là-bas, sans que tu saches qui ou quoi en est conscient, tout l’or d’ici sera perdu.

Un jour, un passant voulut donner l’aumône, le questionna sur le contenu du coffre et l’invita à briser le cadenas dont la clé avait été perdue. Un trésor inouï s’y trouvait ! Ne sommes-nous pas aussi ce mendiant de l’amour assis sur un trésor invisible ?

N’oublie pas que tout cet or c’est toi, quand tu accouches de toi, quand tu t’abouches à moi, c’est pas tabou la joie de voir que dans la vie, la boue c’est de l’amour qui aime et qui sème encore en toutes choses, le chant du corps à corps, car tout est fait en or.

N’oublie pas !

Elle et lui c’est comme un ouragan qui danse dans les airs, sur les airs de guitare, dont les subtils accords nous mènent hors du temps, avant qu’il soit trop tard, pour l’éternelle nuit, qui luit comme elle et lui, comme celui et celle qui se cherchent éternellement.

N’oublie pas !

Demeure coi, car quoi qu’il en soit, sois tout ce que tu es, car t’es déjà celui que tu cherchais là-bas, et qui tissait des toiles tout en cherchant l’inaccessible étoile ! 

Il faudra bien que tu lâches prise, car cesser d’aimer fait bien trop mal au cœur, même s’il a souffert, et que la peur est grande, il faudra l’embrasser jusqu’à la lie, la vie est bien trop belle pour ne pas tout aimer, la peur et le désir qui tous deux te révèlent ! 

N’oublie pas !


vendredi 19 décembre 2025

Marthe et Marie selon Maître Eckhart

 


Je viens de redécouvrir le merveilleux sermon de Maître Eckhart sur Marthe et Marie. Il nous défait des idées reçues et va à l’encontre de l’interprétation officielle.

L’épisode évangélique est connu des exégètes, que je ne suis absolument pas. Marthe s’affaire au service, Marie est assise aux pieds de Jésus. Depuis des siècles, la lecture la plus répandue oppose les deux figures, la contemplation d’un côté, l’action de l’autre. Marie serait du côté du spirituel, Marthe du côté de la dispersion.

Maître Eckhart nous donne ici une interprétation qui va à rebours des lectures classiques. Et ce renversement est décisif.

Dans ce sermon, Marthe n’est pas présentée comme distraite ou inférieure. Elle fait ce qu’il y a à faire, mais sans être absorbée par l’action, sans se perdre dans ce qu’elle accomplit. Elle demeure établie dans la présence.

Marie, elle, goûte encore la présence comme un état, dans le sens où elle a besoin que le corps mental soit calme pour l’éprouver. Son recueillement dépend encore de certaines conditions. Marthe, au contraire, a laissé tomber l’opposition entre action et présence. Elle est libre au cœur même de ce qu’elle fait.

Ce que Maître Eckhart décrit ici rejoint de manière frappante ce que la Bhagavad Gita appelle le karma yoga. L’action juste, accomplie sans appropriation, sans attente de fruit, sans identification personnelle. Agir sans se prendre pour l’auteur de l’action. Faire sans se croire celui ou celle qui fait.

Marthe agit sans se vivre comme actrice de ce qu’elle accomplit. Elle sert sans se définir comme servante. Elle agit, tout simplement. L’action se fait, mais personne ne s’en empare. C’est en cela que ce sermon est si radical.

Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne faille pas prendre le temps de célébrer l’essentiel sans action. Bien au contraire. C’est généralement ainsi que cela opère en satsang. Une première étape consiste à s’arrêter, à laisser se déposer le mental, à reconnaître et honorer la présence, par la pratique, par la dévotion, par la connaissance, par le silence.

Mais la véritable spiritualité invite ensuite à un partage. Comme le dit Jésus lorsqu’on lui demande quel est le commandement le plus important, honore le Père de tout ton être, de tout ton cœur, et aime ton prochain comme toi même. Autrement dit, à partir de cet être reconnu, aimer et vivre à partir de là.

Maître Eckhart ne propose pas une spiritualité de retrait ni une fuite hors du monde. Il montre que la réalisation se reconnaît dans la capacité à demeurer dans l’essentiel tout en agissant. Non pas en faisant moins, mais en cessant de croire que quelqu’un agit.

Marthe incarne cette liberté. Elle n’a plus besoin de s’arrêter pour être avec Dieu. Elle n’a plus besoin de choisir entre contemplation et action. Elle est devenue ce lieu où l’action se déploie sans acteur, où le faire se produit sans appropriation.

Agir pleinement, sans la croyance ni l’impression d’être l’acteur des actions, voilà l’essentiel. Cela nous ramène à l’importance que par exemple la Vision Sans Tête de Douglas Harding accordait à l’action à partir de la Présence. Il répétait sans cesse que la Vision Sans Tête était  que une méditation pour le marché, que cela devait se vivre en toute occurrence, au cœur même du chaos du monde. C’est là que l’on mesure son niveau d’établissement dans le fond sans fond de maître Eckhart. Et pour ma part si l’eveil, c’est à dire la simple reconnaissance de ma vraie nature est directe, hors du temps, l’établissement dans la Présence au cœur du monde est progressive. 

Que la paix et la joie règnent en toi et dans ton environnement.

Amor Fati 


La véritable tradition spirituelle est toujours atemporelle


 
« Ô que faire, ô musulmans, car je ne me reconnais pas moi-même. Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman. Je ne suis ni d’Orient, ni d’Occident, ni de la terre, ni de la mer. Je ne viens ni de la nature, ni des cieux en leur révolution. Je ne suis ni de terre, ni d’eau, ni d’air, ni de feu. J’ai renoncé à la dualité. J’ai vu que les deux mondes sont un. Un seul, je cherche. Un seul, je sais. Un seul, je vois. Un seul, j’appelle. »

Jalâl ad-Dîn Rûmî, Divân-e Shams-e Tabrîzî (traduction libre).

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Dans ces vers, Rûmî ne défend pas l’islam dont il est pourtant issu, il parle depuis un lieu où toute identité s’efface naturellement. Dire « je ne suis ni chrétien, ni juif, ni musulman » ne signifie pas se placer contre les traditions, mais reconnaître ce qui les précède toutes. Lorsqu’un être reconnaît sa vraie nature, les appartenances peuvent demeurer, mais elles ne définissent plus l’essentiel. Elles deviennent des formes d’expression, non des lignes de séparation.

Ce que Rûmî nomme renoncement à la dualité n’est ni un rejet du monde ni une posture spirituelle. C’est une évidence vécue, celle où les oppositions perdent leur caractère absolu. C’est aussi ce vers quoi j’invite dans la pratique, dans ce jeu de révélation du « ni l’un ni l’autre ». Sans faire référence à la mémoire ni à la pensée, il s’agit de reconnaître qu’en deçà de l’un ou de l’autre, c’est-à-dire en deçà des deux pôles de toute dualité mentale, quelque chose est déjà là. Lorsque la mémoire se tait et que la pensée ne tranche plus, on ne cherche pas une troisième position. On se laisse simplement glisser dans le « ni l’un ni l’autre », dans ce qui est antérieur aux polarités, dans ce qui les rend possibles sans jamais s’y enfermer.

À cet endroit, il y a la reconnaissance de l’Un, qui n’est plus une idée à défendre, mais la réalité la plus simple et la plus intime de chacun d’entre nous.

Cet universalisme n’est ni un syncrétisme religieux ni un projet idéologique. La véritable tradition, ici, n’est ni temporelle ni géographique. Elle est le courant vivant de la présence, accessible à chacun, quelles que soient ses références culturelles ou spirituelles. Jésus dit la même chose lorsqu’il affirme « Avant qu’Abraham ne fût, je suis ». Ce « je suis » ne renvoie pas à une identité historique, mais à cette présence atemporelle qui précède toute filiation, toute appartenance, toute croyance.

C’est ni plus ni moins la réalisation que j’ai fait à mon septième anniversaire, assis dans la cour l’immeuble où j’habitais alors à Copenhague, en train de jouer par terre. Je me suis alors posé cette question toute simple : qu’est-ce que cela signifie avoir sept ans ? Ma septième année semblait se célébrer dans le temps, avec une date, un âge, un chiffre, mais je voyais clairement que cela avait lieu maintenant, et que lorsque j’aurais huit ans, ce serait encore maintenant. D’une façon ou d’une autre, j’ai intuitionné qu’il n’y avait que maintenant, et que c’était le même maintenant depuis toujours. Ce questionnement profond m’a soudainement projeté hors de la temporalité. Il n’y avait plus de succession, plus d’avant ni d’après, mais une présence ouverte. J’ai alors senti un ravissement profond, sans objet, une évidence silencieuse qui s’est présentée de nombreuses fois au fil de ma vie, jusqu’à ce qu’en 2012, à l’âge de quarante-cinq ans, je réalise que cela avait toujours été ma vraie nature, et que ce souvenir de ce dont la mémoire ne peut pas se souvenir devienne un vécu direct et permanent.

C’est aussi ce qui m’émerveille dans nos rencontres non-duelles bi-mensuelles, dans les stages, dans les rencontres individuelles. Des femmes et des hommes d’origines chrétiennes, musulmanes, laïques, hindouistes, animistes, de tous les âges et de tous les horizons, se retrouvent sans avoir besoin de partager une même croyance. Dans cette présence atemporelle, les identités se déposent d’elles-mêmes, non par rejet, mais par reconnaissance de cet essentiel qui les imprègne toutes.

Rûmî fait partie de ces êtres qui non seulement se sont éveillés à leur vraie nature, mais ont su la partager avec une originalité et une poésie d’une fécondité hors normes. 

Gratitude à lui et tous ceux qui entretiennent le feu de cette reconnaissance à notre véritable nature. 


Amor Fati 


lundi 15 décembre 2025

Comme un murmure (chanson)

 


Comme un murmure 


Ça vient de loin c’est un murmure 

C’est un refrain qui te susurre 

Une rengaine atemporelle 

Toujours la même ritournelle 


Comme une langue très sensible 

Qui voudrait lécher l’indicible 

Un chant pour chanter l’ineffable 

Amour de tous nos vains châteaux de sable 


Oh oh 

Entends-tu 

Oh la voix qui s’est tue 


Se revêtir d’un seul visage 

Pour entretenir le mirage 

Et puis passer toute sa vie 

A faire comme si 

Et si au cœur de ce voyage 

Tu laissais mourir les images 

Pour revenir au sans visage 

Tu dirais c’est ainsi 

L’exigeant art d’aimer vraiment


Aimer est souvent confondu avec l’attachement à certaines qualités. Nous aimons parce que l’autre nous aime, parce qu’il nous comprend, parce qu’il nous rassure, parce qu’il semble momentanément correspondre à ce que nous attendons. Cet amour repose sur des conditions, même lorsqu’elles sont discrètes ou inconscientes. Il aime ce qui confirme, ce qui sécurise, ce qui est déjà connu. Il est prévisible. C’est un amour qui semble spontané et naturel, mais il n’est pas encore libre.
 


L’art d’aimer commence ailleurs. Il commence là où l’amour cesse d’être une réaction ou une préférence pour devenir un art de vivre. : Aimer l’imprévisible, l’inconstance, l’inattendu, parfois même l’inacceptable, est d’une tout autre nature. C’est aimer lorsque l’autre ne répond plus à l’image que nous avions de lui, lorsqu’il nous déroute, lorsqu’il échappe à nos attentes ou à nos projections. C’est aimer la vie lorsqu’elle ne va pas dans le sens prévu, lorsqu’elle nous déplace, nous met en insécurité et même à genoux et nous oblige à lâcher notre confort et nos repères. Cet amour-là n’est pas inconditionnel au sens naïf du terme. Il ne choisit pas ses conditions, il ne se protège pas.


C’est en ce sens que, chez Maître Eckhart, l’amour est exigeant. Non pas exigeant moralement ou héroïquement, mais exigeant intérieurement. Il demande une liberté réelle c’est à dire le non attachement. Dans les sermons sur Marthe et Marie, commentant l’épisode de l’Évangile de Luc (10, 38-42), en particulier le sermon 86 dans l’édition française récente des Sermons traduits par Laurent Jouvet aux éditions Almora, Eckhart renverse explicitement la lecture habituelle. Là où l’on oppose traditionnellement Marie, figure de la contemplation, à Marthe, figure de l’agitation mondaine, Eckhart affirme au contraire que Marthe est spirituellement plus avancée. Il souligne que Marthe agit à partir d’un fond intérieur si libre qu’aucune œuvre ne peut la distraire de Dieu. Son agir ne la sépare pas de l’unité, il en procède. Marie, quant à elle, bien qu’assise aux pieds du Christ, demeure encore attachée à une forme déterminée de présence, tandis que Marthe aime et sert au cœur même de ce qui arrive.


Ce renversement de perspective est passionnant. Il montre que l’amour véritable ne consiste pas à demeurer dans un état intérieur protégé ou privilégié, mais à rester uni au fond dans le mouvement même de la vie. Marthe aime dans le multiple, dans l’imprévisible, dans ce qui ne se laisse pas anticiper. Elle aime Dieu non dans une posture choisie, mais dans le réel tel qu’il se présente. Aimer vraiment ne consiste donc pas à aimer un état de paix, une forme de présence ou une lumière intérieure. Aimer vraiment, c’est aimer ce qui vient, sans savoir à l’avance ce que cela sera. Tant que l’amour dépend de qualités identifiables, il reste lié au contrôle. Lorsqu’il s’ouvre à l’imprévisible, il devient un accueil profond, qui n’est pas à confondre avec la résignation. Cet accueil ressemble plutôt à un accordage, un réaccordage mouvant à ce qui se présente.


C’est cela, au fond, le véritable détachement, tel que Maître Eckhart le décrit dans le Traité du détachement. Il ne s’agit pas de se retirer du monde, ni de s’endurcir, ni de s’anesthésier affectivement. Il s’agit de ne plus s’attacher à la manière dont les êtres ou les situations devraient être pour que nous puissions aimer. Le détachement n’est pas un refus de l’amour. Il en est la forme la plus libre et la plus mûre. Et c’est là que le détachement rejoint l’amour. Lorsque je n’exige plus que l’autre ou la vie correspondent à mes attentes, l’amour cesse d’être une préférence. Il devient une disponibilité intérieure, vivante, toujours en ajustement.


On retrouve quelque chose de très proche dans le Banquet de Platon, lorsque Alcibiade fait l’éloge de Socrate. C’est sans doute l’un des plus beaux hommages jamais rendus à un être humain. Alcibiade cherche à dire qui est Socrate, mais il échoue à le définir. Il le compare à des silènes, ces figures grotesques qui, une fois ouvertes, révèlent des statues divines. Socrate ne se laisse pas saisir. Il échappe aux catégories, aux images, aux attentes. Ce qui est extraordinaire en lui, ce n’est pas une qualité particulière, mais le fait qu’on ne peut jamais en faire le tour. Il demeure insaisissable. Et c’est précisément cela qui le rend aimable.


Peut-être est-ce là une clé essentielle de la relation humaine. Reconnaître qu’il y a dans l’autre quelque chose d’irréductible, quelque chose que je ne pourrai jamais posséder, ni comprendre totalement, ni enfermer dans une définition. Aimer, ce n’est pas saisir. Aimer, c’est consentir à cette part qui échappe, à ce reste vivant, à cet excédent d’être.


C’est exactement ce que m’enseignent aussi mes trois enfants. Je ne peux pas les saisir. Ils sont profondément imprévisibles. Chacun d’eux porte en lui une multitude de possibles que j’ignore. Ils sont prêts à faire éclore des directions, des élans, des manières d’être qui me surprennent sans cesse. Et j’apprends, petit à petit, à aimer ce qu’il y a de plus insondable en eux. À aimer ce qui m’échappe, sans chercher à le réduire.


L’art d’aimer vraiment est un art exigeant, et souvent difficile. Il ne flatte ni nos habitudes, ni notre besoin de sécurité, ni notre apparente morale. Il demande un chemin de dépouillement et d’intériorité, une sortie progressive du besoin d’avoir raison, d’être reconnu, d’être confirmé. Il va à contresens de ce que l’on appelle habituellement bien aimer. Il invite aussi à ne pas avoir peur d’apparaître imprévisible aux yeux des autres. À ne pas savoir à l’avance quelle est la bonne attitude, la bonne parole, la bonne manière d’être. À vivre à partir du non-savoir. À se découvrir en chemin, à se laisser surprendre par ses propres gestes, ses propres paroles, ses propres pensées. Ne plus avoir de personnage à défendre, ni d’image à préserver. Honorer l’imprévisibilité de cette forme-ci, de cette humanité-ci, elle-même prise dans le grand courant de la vie, elle-même conditionnée.


Ni trop, ni pas assez. Ni au-dessus, ni en dessous. Simplement comme on est. Cela fait écho à ce vers de Jacques Prévert, qu’il fait dire à une femme dite de « petite vertu » et que la morale conventionnelle regarde de haut, et qui dit simplement « Je suis comme je suis, je suis faite comme ça ». Rien à justifier, rien à corriger. Juste la vie, telle qu’elle se donne, et l’art, toujours recommencé, de l’aimer vraiment.


Amor Fati 


Nota bene :


Jacques Prévert (1900 - 1977) - Paroles 


Je suis comme je suis 

Je suis faite comme ça 

Quand j'ai envie de rire 

Oui je ris aux éclats 

J'aime celui qui m'aime 

Est-ce ma faute à moi 

Si ce n'est pas le même 

Que j'aime chaque fois 

Je suis faite comme ça 

Que voulez-vous de plus 

Que voulez-vous de moi 


Je suis faite pour plaire 

Et n'y puis rien changer 

Mes talons sont trop hauts 

Ma taille trop cambrée 

Mes seins beaucoup trops durs 

Et mes yeux trop cernés 

Et puis après 

Qu'est-ce que ça peut vous faire 

Je suis comme je suis 

Je plais à qui je plais 


Qu'est-ce que ça peut vous faire 

Ce qui m'est arrivé 

Oui j'ai aimé quelqu'un 

Qui quelqu'un m'a aimée 

Comme les enfants qui s'aiment 

Simplement savent aimer 

Aimer aimer 

Pourquoi me questionner 

Je suis là pour vous plaire 

Et n'y puis rien changer.