Feel it !




Paroles et musique de Dan Speerschneider
un album pour célébrer la vie ;-)

jeudi 4 décembre 2025

La vie par procuration, un délice non duel



Il y a dans l’idée de vivre par procuration quelque chose que l’on associe souvent à une faiblesse. Quand j’étais jeune, je regardais les personnes âgées qui semblaient vivre à travers la vie des autres avec une forme de malaise. Je pensais qu’elles avaient renoncé à leur propre existence. Et pour moi, avec mon immaturity de l’époque, le sens de la vie était clair : réussir sa vie personnelle, suivre son propre chemin, accomplir quelque chose de précis. L’idée de vivre à travers quelqu’un d’autre me paraissait presque une faute de goût, une manière d’abandonner sa place.


Avec le temps, et avec ce retournement intérieur vers la présence impersonnelle qui s’impose peu à peu, cette vision s’est apaisée. Le besoin de réussir ma vie personnelle s’est eclipsé. Une autre manière de voir s’est ouverte, plus simple, moins centrée sur l’histoire individuelle. Et ce que j’appelais “vivre par procuration” a commencé à apparaître sous un autre jour, plus doux, plus vaste.


Depuis l’évidence non-duelle, cette idée change complètement de sens. Celui qui croit vivre à travers les autres découvre peut-être, sans le savoir, que la vie n’est pas enfermée dans un seul corps et que la Conscience goûte toutes les formes, et ce goût peut passer par mille visages.


Dans mon quotidien, cela se montre constamment. Quand j’écoute mes filles, Joy avec ses huit ans de fougue et de feu qui s’émerveille du moindre détail ou me reprend gentiment sur mes petites incohérences qu’elle voit sans rien rater, Ambre avec ses six ans de délicatesse, d’intensité et d’impatience, ou quand je vois Orphée, bientôt deux ans, qui court vers moi avec des cris de joie « papa » « papa » et un enthousiasme inouï et découvre le monde à partir du même grand ouvert que moi, je sens que leur joie, leur peine, et leurs étonnements variées traversent directement mon corps. Je n’ai plus l’impression d’être l’auteur de quoi que ce soit. C’est simplement la vie qui passe, comme si la présence prenait trois visages différents pour se montrer à moi.


À l’Opéra aussi, je le vis très directement. Quand je suis au milieu du chœur, je sens que ce n’est pas Dan qui chante. Quelque chose de plus large passe par toutes les voix en même temps. Il y a comme une écoute qui englobe tout. La musique se déploie, se divise en lignes mélodiques différentes, et pourtant rien n’est séparé. Là encore, ce qu’on pourrait appeler vivre par procuration est simplement le fait que la conscience se reconnaît dans plusieurs formes à la fois.


Pendant les séances individuelles, les satsang ou les stages de non-dualité, c’est la même chose. Quelqu’un évoque un trauma difficile, ou exprime un doute qui le torture, ou se perd dans une confusion intérieure, ou parle d’une expérience d’éveil lointaine qu’il n’ose plus aborder. Dans l’écoute sans personne, je sens que chaque émotion qui surgit en lui traverse exactement le même espace en moi. La vie des autres devient un miroir clair. Je ne prends rien à mon compte, je ne me projette pas, je ne m’identifie pas, mais la présence qui écoute est la même dans les deux. C’est cela qui est vraiment touchant. Il n’y a là aucun sentiment de manque. C’est une simple présence impersonnelle et accueillante. 


Et en réalité, tout le monde vit cela sans s’en rendre compte. On vit par procuration en regardant un film, en écoutant une chanson, en suivant la victoire d’un sportif, en voyant un enfant rire, en compatissant avec un ami. Cela arrive sans effort. Cela fait partie de la vie humaine. On traverse les émotions des autres comme si elles nous appartenaient, parce qu’au fond, elles se déploient dans le même espace. Pour goûter cela pleinement, il suffit de voir que ce n’est pas la personne qui goûte, mais la conscience elle-même.


C’est même cette évidence qui m’a donné envie d’écrire cet article. Je me suis rendu compte à quel point j’aimais sentir la vie sous des formes que je ne suis pas censé être. Je peux vibrer pour la réussite d’un inconnu ou être impressionné par une vidéo de jeunes comme ce matin qui font des sideflips sur les toits des immeubles. Pendant un instant, goût immodéré pour l’aventure, leur inconscience, leur élan, leur courage, leur légèreté m’habitent. Ce n’est pas une fuite, ni un manque. C’est une manière très simple de sentir que la vie circule partout et qu’elle n’est jamais enfermée dans un seul corps. Ce n’est pas “moi” qui goûte ces mouvements. C’est la conscience. Et je sais que ces jeunes cherchent la même chose que tous les etres humains : être sans désir. Car c’est seulement lorsque l’on est sans désir personnel que le bonheur que nous cherchons seulement révèle pleinement. 


L’Ashtavakra Gita exprime cela avec une clarté étonnante. Dans le chapitre deux, verset onze, on lit : « Quelle merveille que je suis, hommage à moi-même. Je ne connais pas la destruction. Je demeure lorsque l’univers entier, de Brahmā au dernier brin d’herbe, disparaît. » Cette phrase peut sembler audacieuse, mais elle parle d’une chose simple : la conscience n’a jamais une seule forme. Elle n’a jamais un seul visage. Elle se reconnaît dans tout. Comme j’aime

À le formuler : Je suis le Sans Forme qui prend toute forme. 


Lorsque l’on croit vivre par procuration, on oublie seulement une chose : la conscience vit toujours de cette manière. Elle se prête un corps, puis a un autre corps. Elle se raconte des histoires différentes, prend des voix différentes et traverse mille émotions. Elle ne se limite jamais à une seule « singularité  corps mental, à une seule

apparition disparition. 


Mais attention : La non-dualité ne supprime pas l’individualité. Elle rappelle simplement que l’individu n’est qu’un point de vue temporaire de la conscience. Ce que j’appelle “moi” n’est qu’une fenêtre parmi d’autres. Je peux entrer dans la joie d’un inconnu, sentir la douleur d’un ami, m’émouvoir pour un personnage de roman, ou pour une prière entendue dans la rue. C’est toujours la même présence qui goûte.


Et je peux aussi, bien sûr, sentir ce que cela fait d’être Dan. De penser ce que je pense. De sentir ses peurs, ses élans, ses hésitations. Et cela a exactement le même goût que tout le reste. Le goût d’éternité. Le goût de l’être. Il n’y a pas deux saveurs. Il n’y a pas deux présences. Il y a un seul « fond sans fond » comme dirait Maitre Eckhart qui se décline en innombrables expériences.


À ce moment, il ne reste plus ma vie et la vie des autres. Il n’y a que la vie. Elle prend toutes les formes et n’est limitée par aucune. Ce n’est plus vivre par procuration. C’est reconnaître que ce que je suis a toujours été présent partout, dans tous les êtres, sans jamais se diviser.


Dans le stage de 9 jours, nous prenons justement beaucoup de temps pour goûter directement ce que cela fait que d’être un certain nombre d’expériences, de rôles, d’attitudes, de personnes que nous résistons à incarner, que nous refusons, que nous critiquons ou haïssons, ou qui nous mettent mal à l’aise pour justement réaliser qu’il est possible de goûter l’être dans toutes ses dimensions y compris dans des expériences ou personnes qui provoquent en nous du dégoût ou du rejet et voir que tout toujours est fait d’un seul amour. 


Cela nous amène à approfondir l’aspect amour du prochain de cette reconnaissance non duelle qui passe souvent à la trappe au profit du fait d’honorer l’être de tout son âme.*


Car la reconnaissance de notre vraie nature, nous amène inexorablement, que nous le voulions ou pas à reconnaître que chaque être humain, quelles que soient ses pensées, ses paroles ou ses actions est fait de la même présence et ainsi reconnaître « tu es l’amour avec lequel je t’aime ».


Que la paix et la joie soient en toi et en ton environnement … 


NOTA BENE :


« Dans les évangiles, lorsque Jésus est interrogé sur le plus grand commandement, il réunit deux passages de la Torah. Le premier : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée (Matthieu 22, 37, citant Deutéronome 6, 5). Le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Matthieu 22, 39, citant Lévitique 19, 18). Jésus ajoute que De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes (Matthieu 22, 40). Il en résulte que l’amour de Dieu et l’amour du prochain n’en forment qu’une seule réalité. 

lundi 1 décembre 2025

L’adoration dans une perspective non duelle

 


Question posée sur ma page Facebook :

« Qu'est-ce que l'adoration du point de vue non duelle stp ? Merci 🙏☀️🙏 » (France, une amie) 


Ça c’est une belle question qui me mérite que l’on creuse un peu la réponse. 


L’adoration, dans une perspective non duelle, n’est jamais le geste d’un moi séparé cherchant à se soumettre à un autre ou à un Dieu extérieur. C’est au contraire le mouvement spontané du cœur lorsque la conscience reconnaît sa propre source. C’est ce moment où l’on voit que ce que l’on aime avec le plus d’intensité n’a jamais été extérieur. Rumi l’a exprimé mieux que quiconque. Dans ses poèmes, l’amant et l’aimé se dissolvent l’un dans l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’amour lui-même. « Je suis la prière et celui qui prie » dit-il en substance. Cela ne signifie pas que la dévotion est niée, mais qu’elle est « purifiée » de toute séparation. Quand Rumi s’incline, ce n’est pas devant un autre. Il s’incline dans ce qui, en lui, a toujours été ouvert, vivant, vibrant. Il laisse la conscience se reconnaître comme amour.


Ramakrishna, de par son « parcours d’éveil si particulier » , incarne parfaitement cette rencontre entre connaissance et dévotion. Il expliquait souvent que la voie de l’amour et la voie de la connaissance mènent au même sommet. Celui qui distingue encore l’amant et l’aimé n’a pas encore vu. Quand il se prosternait devant Kali, ce n’était pas devant une divinité extérieure. Il se prosternait devant le Soi, qui se manifestait pour lui sous une forme aimée. Il disait que lorsque la dévotion devient pure, celui qui adore disparaît dans ce qu’il adore. La dévotion n’est pas pour lui une annihilation de l’individu, mais une fin de l’illusion de la séparation. L’adoration devient alors un accueil, une disponibilité, un abandon confiant dans ce qui en nous ne change jamais. C’est un geste de gratitude, un élan d’amour qui ne cherche rien, qui ne veut rien obtenir. Une célébration, une réverbération de ce que nous sommes déjà.


Vue ainsi, l’adoration n’est en rien un geste enfantin ou naïf susceptible d’amener toutes sortes de confusions. Elle est un chemin de connaissance, parfois même plus direct que l’analyse conceptuelle. Elle ramollit les défenses du moi, ouvre le cœur, dissout la rigidité mentale. Elle nous fait reconnaître que la beauté que nous contemplons dans un maître, dans un visage, dans un chant, est la beauté de la Présence même qui voit. Dans la non-dualité, adorer signifie laisser tomber la distance et laisser l’unité se manifester comme émerveillement.


C’est ici que la vision sans tête de Douglas Harding que tu connais bien, rejoint profondément cette compréhension. Harding ne parlait jamais de dévotion, pourtant son expérience en révèle la racine. C’est du moins mon expérience directe et intime. Regarder le monde sans tête, le voir apparaître dans un hublot de transparence impersonnel et sans fond, c’est se redécouvrir comme ouverture illimitée. « Devant », il y a formes, couleurs, visages, mouvements. Mais ici, à zéro distance, il n’y a pas de tête. Il y a un espace clair, transparent, accueillant. Et dans cet espace tout apparaît, sans effort. Douglas disait que l’on perd une tête pour gagner un monde. Ce n’est pas une simple métaphore d’ordre symbolique ou métaphysique. C’est exactement ce qui se passe lorsque l’on voit directement. En cessant de se cramponner à une identité fixe, le moi s’efface et laisse place à quelque chose de plus vaste, de plus simple, de plus intime.


Et c’est justement dans cet effacement, que l’adoration non duelle trouve sa forme la plus épurée. Car dans la vision sans tête, le visage de l’autre n’est plus en face de toi, il est en toi. Il surgit dans l’ouverture que tu es. Il n’y a plus un adorateur d’un côté et ce qui est adoré de l’autre. Il n’y a que l’unité qui se regarde elle-même sous la forme d’un visage, d’un geste, d’une parole. Adorer revient alors à reconnaître que tout ce qui apparaît est accueilli dans la même ouverture silencieuse à 0 distance. C’est laisser les phénomènes monter et se dissoudre dans l’espace sans limite qui est notre vraie nature.


Rumi dit que l’amour est l’océan dans lequel l’amant disparaît. Ramakrishna dit que le dévot accompli devient un avec l’objet de son amour. La pratique de la Vision Sans Tête Douglas nous montre que ce qui apparaît n’est jamais séparé de l’espace où cela apparaît.


À mes filles de six et huit ans j’enseigne parfois la posture de l’enfant en yoga, que l’on appelle aussi le pranam. Dans cette posture le front touche le sol, les genoux se replient sous la poitrine, et c’est toute une attitude intérieure qui s’éveille. Le pranam signifie littéralement que l’on place le mental plus bas que le cœur, comme si l’intelligence vive de la présence retrouvait sa juste place. Je ne parle pas de cela à mes filles, ce serait trop abstrait. Je leur dis simplement que les pensées glissent vers le la terre, qu’elles peuvent tout laisser reposer quelques instants. Et pourtant, quand elles se redressent, elles me parlent d’un calme vibrant, d’un silence doux qui les traverse. Ce qu’elles décrivent touche précisément à ce que j’appelle l’adoration dans une perspective non-duelle, cette disponibilité à ce qui est, sans résistance. La posture de l’enfant, ou pranam, n’est pas une soumission au sens courant mais une reconnaissance, une façon de laisser la réalité être ce qu’elle est. Cela rejoint ce que Ramana Maharshi exprimait lorsqu’il disait que tout ce qui doit arriver arrivera, et que tout ce qui ne doit pas arriver n’arrivera pas. C’est dans cet esprit que je signe presque toujours une lettre par la locution latine amor fati, qui signifie amour des faits, amour de ce qui est là, et qui invite à aimer ce qui vient non par résignation mais par reconnaissance. Inclinés ainsi, mental plus bas que cœur, nous retrouvons quelque chose d’une simplicité ancienne. Même un enfant peut le sentir.

 L’adoration non duelle est pour moi un geste d’effacement, un retour à l’ouvert, une reconnaissance que le cœur et le monde s’appartiennent mutuellement. Et dans cette reconnaissance, il ne reste qu’une joie tranquille. Une évidence silencieuse. L’unité qui se célèbre elle-même.


Chaleureusement 


Amor Fati