Toute joie est une harmonique de la joie essentielle, la simple joie d’être, qui est toujours une joie sans cause et sans objet. C’est pour cela qu’en Inde, même si Brahman est désigné dans la Brihadaranyaka Upanishad comme n’étant ni ceci ni cela, on le qualifie pourtant traditionnellement par Sat Chit Ananda, être, conscience, félicité. Non pas pour lui attribuer des qualités, mais pour indiquer, depuis l’expérience humaine, la saveur même de ce qui est.
Cette joie peut sembler venir des situations les plus ordinaires. Le premier café du matin pris en silence, voir des arpèges nouveaux et très mélodieux se déployer en méditant avec sa guitare, la découverte d’une saveur nouvelle venant d’une autre culture, le rire spontané d’un enfant dans la pièce d’à côté, un message inattendu qui tombe juste, lorsque votre médecin vous annonce une bonne nouvelle concernant votre santé après examen des analyses de laboratoire, le corps qui se dénoue enfin quand on s’assoit, la sensation de l’air frais sur le visage en sortant de chez soi. Nous disons alors que ces moments nous rendent joyeux. Pourtant, si l’on regarde de près ce qui est réellement vécu, quelque chose de plus simple, de plus profond, et en réalité d’omniprésent, ne fait que se révéler.
Dans ces instants, il ne se passe pas tant quelque chose de nouveau. Il se passe plutôt un arrêt. Le mental, habituellement occupé à interpréter, anticiper, comparer ou se défendre, se met en veille. Sans effort, sans méthode, l’attention cesse de se contracter autour d’un centre imaginaire. Ce qui reste n’est pas spectaculaire. C’est simplement le fait d’être conscient, ouvert, disponible. Et cette ouverture est ressentie comme joie.
La joie n’est donc pas produite par l’événement. Elle n’est pas contenue dans la situation. Elle se révèle lorsque ce qui l’obscurcissait se retire. Ce que l’expérience agréable semble faire, ce n’est pas créer la joie, mais interrompre momentanément le bruit intérieur qui la recouvrait. La joie n’est pas ajoutée à l’expérience. Elle en est la transparence retrouvée.
Cette joie est toujours la même, mais elle ne se présente jamais de manière abstraite. Elle apparaît à travers un corps, une sensibilité, une histoire, un ensemble de filtres, de croyances et d’égrégores énergétiques. C’est pourquoi elle semble parfois douce, parfois paisible, parfois vibrante, parfois silencieuse, parfois bouleversante ou extatique. Ce n’est pas la joie qui change, ce sont les filtres humains au travers desquels elle se laisse goûter.
Le fil de nos narrations mentales est presque continu. Un récit intérieur, souvent implicite, parfois inconscient, déroule en arrière plan une histoire de soi, de manque, de danger, de comparaison, d’objectif à atteindre, de choses à régler. Même lorsqu’il n’y a pas de pensée clairement formulée, il demeure une tonalité mentale qui surimpose sa trame à l’expérience directe. C’est cela qui émousse l’étonnement. C’est cela qui rend le monde banal, non pas parce qu’il le serait, mais parce qu’il est déjà interprété avant même d’être rencontré, goûté, senti.
C’est aussi pour cela que le voyage donne l’illusion d’avoir un pouvoir si particulier, et c’est pour cette raison que tant de personnes aiment partir en vacances. Sans le formuler ainsi, elles cherchent à brouiller les pistes du mental. Elles pressentent confusément que le changement de cadre, de rythme, de repères, va desserrer l’emprise du récit habituel. Elles ne savent pas toujours ce qu’elles cherchent, et ne comprennent pas nécessairement ce qui se joue, mais elles cherchent, chacune à leur manière, cette paix, cette joie qui, en réalité, est déjà en elles.
Quand on change de paysage, de condition de vie, de coutumes, de langue, quelque chose se suspend. Les repères habituels ne fonctionnent plus exactement. Les automatismes perdent une partie de leur autorité. Le récit intérieur, qui d’ordinaire accompagne chaque instant, se met en retrait. Et cette suspension momentanée révèle quelque chose de décisif. Au cœur de tout voyage, il y a la rencontre avec ce qui, en nous, ne voyage pas. Quelque chose d’immuable se reconnaît à travers le changement. Et c’est la rencontre de cet immuable avec lui-même, au sein même du mouvement, qui est ressentie comme joie.
La joie du voyage ne vient donc pas du paysage, mais de cette reconnaissance silencieuse, lorsque le masque du récit intérieur tombe. Le déplacement extérieur n’est alors qu’un prétexte. En vérité, nous faisons toujours un voyage immobile. C’est de cette évidence que m’est venu ce texte et cette chanson nommée Voyage Immobile.
C’est pour cela aussi qu’une saveur nouvelle, venue d’une autre culture, peut être si profondément joyeuse. Ce n’est pas seulement le goût. C’est l’absence de familiarité. Pendant un instant, on ne sait pas. On n’anticipe pas. On ne plaque pas le connu sur ce qui se présente. L’expérience n’est pas immédiatement recouverte par l’habitude. Et dans cette brèche, la joie affleure.
Depuis plus de trente ans que j’accompagne des personnes en thérapie par le toucher, j’ai observé quelque chose de très simple et pourtant décisif. La souffrance est presque toujours, d’une manière ou d’une autre, localisable. Elle se manifeste comme une crispation précise, un point dur, une contraction dans le corps. Elle a une forme, une densité, parfois même une frontière nette. Elle se vit comme un arrêt, un nœud, une fixation de l’énergie.
À l’inverse, la joie ne se laisse pas localiser. Elle n’est ni dans le cœur, ni dans le plexus, ni dans le ventre. Elle n’a pas de centre repérable. Elle se ressent comme une ouverture globale, une sensation d’espace, une disponibilité sans bord.
On dit souvent que la joie vient du cœur. Et il est vrai que, dans l’expérience, il y a fréquemment une sensation d’ouverture dans la poitrine, une chaleur, une impression d’expansion dans la région du cœur. Mais cette impression peut prêter à confusion. Ce n’est pas la joie qui se diffuse à partir du cœur. C’est la résistance à la joie qui se dissout à cet endroit. Ce qui se relâche dans la poitrine n’est pas une source, mais un verrou. Lorsque cette contraction se défait, l’espace qui était déjà là se laisse sentir plus librement, et cela est vécu comme une ouverture.
La souffrance se vit comme une contraction. Et ce que nous appelons joie n’est pas une expansion qui viendrait s’y opposer. La joie se goûte lorsque cette contraction se dissout. Elle n’est pas un mouvement inverse, elle est l’absence de résistance. Elle n’est pas quelque chose qui s’étend, elle est ce qui est déjà là lorsque rien ne se crispe plus. Si la joie semble parfois expansive, c’est seulement parce que la contraction qui la voilait cesse, laissant apparaître l’espace qui n’a jamais été limité.
La joie apparaît lorsque l’on découvre le véritable ici, maintenant, non pas comme un point dans le temps ou un lieu dans l’espace, mais comme ce qui précède toute mesure. Cet ici n’est pas géographique. Ce maintenant n’est pas chronologique. Il est ce à partir de quoi toute expérience a lieu.
C’est quelque chose que j’expérimente et que j’observe quotidiennement dans ma pratique de thérapeute psychocorporel non duel depuis 1998, notamment à travers le toucher. Le travail ne consiste pas à supprimer la souffrance, mais à lui offrir un espace plus vaste qu’elle-même. Lorsque cette ouverture se produit, ce n’est pas une nouvelle sensation qui arrive. C’est l’espace qui était déjà là qui se reconnaît. Et cette reconnaissance est vécue comme joie.
La joie n’est donc pas l’opposé de la souffrance. Elle est ce qui demeure lorsque la contraction cesse d’être prise pour un centre. Elle n’est pas localisable parce qu’elle n’est pas une chose. Elle est l’espace même dans lequel les sensations, les pensées et les émotions apparaissent et disparaissent.
Peut-être est-ce pour cela qu’il n’y a, au fond, qu’une seule joie. Non pas une joie à atteindre, à provoquer ou à mériter, mais la tonalité naturelle de l’être, toujours déjà là, dès que le bruit de la recherche se tait.

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