On invoque souvent la deuxième loi de la thermodynamique pour dire qu’un processus irréversible ne peut pas être inversé. Une bouteille qui se brise ne se reconstitue pas spontanément. Une fois que l’entropie a augmenté, elle ne revient pas en arrière d’elle-même. Formulé plus précisément, cette loi n’affirme pas que le retour est absolument impossible en droit, mais qu’à l’échelle macroscopique, la probabilité qu’un système complexe revienne exactement à son état initial est pratiquement nulle. L’irréversibilité concerne les formes, les structures, les arrangements de la matière et de l’énergie. Elle concerne le monde des objets, des configurations, des événements, et donc la temporalité elle-même.
Cette loi dit quelque chose de juste et de profond sur le monde manifesté. Les formes apparaissent dans le temps, se transforment, se dégradent, se dispersent. Une forme dissoute ne revient pas telle quelle. Il n’y a pas de retour magique à l’identique dans la succession des instants. En ce sens, la bouteille brisée ne se recompose pas, et l’on ne peut pas remonter le film du monde visible comme s’il n’avait jamais eu lieu. Héraclite disait la même chose en substance lorsqu’il affirmait que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Le fleuve s’écoule, l’eau change, et celui qui s’y plonge n’est déjà plus tout à fait le même. Le monde des formes est un monde de devenir, non de répétition.
Mais cette irréversibilité concerne le temps et les formes. Elle ne concerne pas le maintenant. Elle ne concerne pas la conscience. Le présent n’est pas un moment parmi d’autres dans la succession temporelle. Il est ce dans quoi toute succession apparaît. Le maintenant n’a pas à être reconstruit ni retrouvé dans le passé. Il est toujours disponible.
Ce qui crée la confusion, ce n’est pas tant la loi elle-même que le présupposé implicite à partir duquel on la projette sur le domaine spirituel. Tant que l’on pense la vie comme fondamentalement matérielle, on en déduit naturellement qu’il n’y a pas de retour possible à l’état initial, que tout est irréversible, y compris spirituellement. Mais si la conscience est première, si elle est la substance même de toute chose, alors elle n’a jamais quitté l’état initial, puisqu’elle n’est pas prise dans le temps. Elle peut toujours être goûtée ici, maintenant, en chacun de nous.
Dans la tradition de l’Advaita, une image ancienne circule, celle de l’oiseau mythique appelé hamsa, souvent identifié au cygne. Dans la symbolique indienne, le cygne est réputé capable de séparer le lait de l’eau, image du discernement entre le réel et l’irréel, entre ce qui est permanent et ce qui est transitoire. Cette image apparaît dans les Upanishads et sera reprise plus tard dans l’Advaita Vedānta comme symbole de la discrimination spontanée, viveka. On sait bien que, concrètement, on ne peut pas séparer le lait de l’eau une fois mélangés. Pourtant, cette image ne parle pas d’un geste matériel. Elle pointe une reconnaissance intérieure. Ce qui est distingué n’est pas une substance, mais une évidence. Ce qui est reconnu n’est pas une forme séparée, mais ce qui n’a jamais été mélangé.
La voie du sentir s’inscrit exactement dans cette perspective. Elle ne cherche pas à revenir en arrière dans le temps. Elle ne cherche pas à restaurer un état antérieur. Elle ne lutte pas contre l’entropie du monde. Elle ne tente pas de refaire la bouteille intacte. Elle revient à ce qui est présent avant toute forme et avant tout temps, à ce qui n’a jamais été brisé.
Dans l’acte de sentir, quelque chose de très simple et de très radical se produit. Lorsque l’attention cesse de commenter, d’étiqueter, de comparer, de projeter, elle demeure avec la sensation telle qu’elle est. Non pas la sensation pensée, décrite ou interprétée, mais la sensation vécue directement. À ce moment-là, il n’y a plus deux instances distinctes, un sujet qui observe et un objet observé. Il y a simplement le sentir. On retrouve ici ce que Krishnamurti formulait par l’observateur est l’observé. Et dans cette non-division, il y a une joie très simple, la joie de la reconnaissance.
On ne peut pas penser et sentir en même temps. Dès que la pensée reprend, le sentir « se couvre ». Dès que le sentir est pleinement là, la pensée se tait. Pour la plupart des êtres humains, cela demande un certain temps, non parce que le sentir serait difficile, mais parce que l’habitude de sur-imposer des concepts sur l’expérience est profondément ancrée. Nous avons appris à nommer avant de sentir, à interpréter avant de goûter, à comprendre avant d’être.
À mesure que l’attention demeure avec les sensations, les pensées, les images, telles qu’elles apparaissent, sans les rejeter ni les nourrir, une distillation naturelle a lieu. Une discrimination vivante s’opère d’elle-même. Ce qui n’est pas le soi se dissout. L’illusion se dissipe. L’ignorance se défait, non pas par l’analyse, mais par une sorte d’intimité amoureuse.
Il ne reste alors que la conscience, ce par quoi tout est connu, ce par quoi tout est expérimenté, ce par quoi tout est goûté. Et si l’on peut toujours revenir à la conscience, c’est précisément parce que tout est fait de conscience. Rien n’est en dehors d’elle. Rien n’apparaît ailleurs qu’en elle. C’est pourquoi ce pressentiment est toujours valable. Il peut toujours être goûté ici et maintenant, à chaque instant, quelles que soient les circonstances.
Ainsi, lorsque tu t’assois et prends le temps d’être intime avec chacune des sensations, avec chacune des pensées, sans les commenter, sans les comparer, une clarification silencieuse a lieu. À la fin du sentir, demeure la conscience qui s’embrasse elle-même. Et cela révèle l’être, la présence de la conscience, non pas conceptuellement, mais comme l’unité vivante de toute chose.
Le maintenant peut toujours être rejoint, non comme un instant à saisir, mais comme l’évidence de ce qui est déjà là. La conscience, étant toujours présente, peut toujours être redécouverte, soit par la discrimination connaissante, la voie de la connaissance, soit par une discrimination plus alchimique, la voie du sentir, par la compréhension ou par le goût, par la clarté ou par l’intimité.
On ne peut peut-être pas recréer les formes perdues dans le temps, et il n’y a aucune raison de le vouloir. Mais on peut toujours revenir à la conscience. Et c’est cela, au sens le plus simple et le plus direct, la bonne nouvelle, l’évangile dont parlait Jésus. Non pas une promesse pour plus tard, mais une reconnaissance possible maintenant.

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire