On rêve souvent d’une vie sans heurts : un esprit tranquille, un corps léger, des émotions apaisées, une famille unie, un environnement confortable. Et quand la peur, la colère ou la fatigue ou l’ennui surgissent, on se dit : « ça ne devrait pas être là ». Ce réflexe paraît logique, tant on nous l’a répété, mais c’est en réalité c’est lui qui entretient la souffrance. Vouloir se débarrasser de ce qui se présente, c’est ajouter une seconde couche de tension à la première. C’est ce que je nomme la double peine, celle qu’il n’est nullement nécessaire de s’infliger.
Là où il y a résistance, il y a souffrance. C’est inexorable. Résister, signifie vouloir un autre instant que celui qui est déjà là. Mais attention, accueillir n’est pas une technique, c’est du bon sens et un simple consentement à ce qui est déjà en train de se présenter. C’est juste être avec ce qui est donné, tel que c’est donné.
Regarde une insomnie par exemple. Nous avons tous connu cette impossibilité de dormir j’imagine. La nuit, les arborescences de pensées fleurissent de toutes parts. Les images mentales tournent
en des cercles vicieux, le corps ne trouve point la position idéale pour le repos et ne cesse de se retourner. Le mental propose des solutions, et calcule les heures jusqu’au réveil. Plus on veut dormir, plus le sommeil s’éloigne. Si, au lieu de lutter, tu te laisses être éveillé, quelque chose se détend. La fatigue ne disparaît pas, mais le drame s’allège. Tu sens le poids de la couverture, l’appui du matelas, la respiration qui va et vient. L’éveil nocturne devient une simple sensation, parfois même une présence discrète, tranquille. La situation extérieure n’a pas changé ; la posture intérieure, si et complètement.
Regarde une dispute. Une phrase couperet tombe, trop sèche, le corps se crispe, la chaleur monte. Le réflexe peut être de répondre, se justifier, se défendre ou riposter.
Et si, une seconde, tu laissais la réaction passer sans la nourrir ? Tu remarques la tension dans la poitrine, le ventre serré, la gorge étroite. Tu laisses les sensations se déployer, tu les laisses faire leur travail de vague. Parfois la parole vient ensuite, plus claire, plus simple. Parfois elle ne vient pas. Dans les deux cas, la situation est déjà moins compacte.
Regarde un trajet banal. Le métro est en retard, la rame est pleine, la chaleur est collante. Tout en toi semble réclamer que ça s’arrête. Tu peux t’autoriser ce constat sans y ajouter l’idée que « ça ne devrait pas être comme ça ». Tu sens la sueur sur la peau, le sol sous les chaussures, le souffle qui te traverse. Rien de magique ne se produit, et pourtant l’instant devient respirable. Un minimum de paix se fraie un passage dans la cohue.
Regarde une journée de travail. Les mails s’empilent, la tâche du jour te pèse, la tête voudrait déjà être ailleurs. Tu t’arrêtes dix secondes. Tu sens les mains sur le clavier, la nuque lourde, les yeux un peu secs. Tu reconnais simplement : « voilà, en ce moment, c’est ça ». Cette reconnaissance n’est pas de la résignation, c’est un retour dans le réel. De là, l’action juste devient plus simple, et après tout : une chose après l’autre.
Et puis il y a la maison. Les enfants rentrent, la fatigue aussi. Les cartables s’ouvrent, les chaussettes traînent, les voix montent, quelqu’un réclame à manger, quelqu’un ne veut pas se laver, quelqu’un d’autre pleure parce que le verre n’est pas le bon. Tu sens le seuil à l’intérieur : encore un peu et ça déborde. On voudrait imposer le calme, faire taire le bruit, remettre la pièce en ordre, que les enfants respectent les règles qui ont déjà été édicté des centaines de fois. On se contracte, on parle plus fort, on tente de tenir la digue. On a vite de fait de confondre autorité et autoritarisme sans le réaliser tout de suite. Le chaos extérieur se double alors d’un chaos intérieur : le bruit des enfants et le bruit de la lutte pour que le bruit cesse. On se crée une double contrainte qui devient en réalité un cercle vicieux qui s’auto-entretient.
Et si, à cet instant précis, tu ne cherchais pas à réparer la scène ? Tu constates simplement ce qui se passe en toi. La nuque raide, les mâchoires serrées, l’envie de fuir, la chaleur qui monte. Tu t’accordes quelques respirations, les pieds bien posés au sol, le regard impersonnel (en vision sans tête cel s’entend) posé sur un détail simple, la lumière sur la table, la vapeur qui sort de la casserole. Tu ne supprimes rien. Tu laisses l’orage traverser ton propre corps. Ce simple accueil change la densité de la pièce. Le tumulte est toujours là, mais tu n’es plus en guerre contre lui.
Alors seulement, tu t’abaisses à hauteur d’enfant. Tu parles lentement, sans froideur. Tu dis « oui » à l’émotion, et « non » à certains gestes si nécessaire. Accueillir n’est pas céder à tout. On tombe tous dans le piège à un moment donné, peut-être, mais un « non » clair peut naître de la présence, sans la charge de la colère. Tu soutiens un regard, tu poses une main, tu proposes un choix simple, tu nommes ce qui se passe : « tu es fâché », « tu es déçu », « tu es trop fatigué ». Souvent, cela suffit à faire tomber d’un cran la pression. Pas toujours, et ce n’est pas grave. « Rien ne doit être rejeté », écrit Jean de la Croix ; cela vaut aussi pour nos limites, notre lassitude, nos maladresses. Elles font partie du temps de la maison, comme le rire, les histoires du soir, les larmes sans raison et la vaisselle qui attend.
Tout cela n’a rien d’héroïque. C’est simple, sobre, humain. Ce n’est pas un « chemin » au sens d’un programme à suivre, c’est un retournement très ordinaire : au lieu d’essayer de fabriquer un autre instant, tu entres dans celui-ci. C’est ce que l’on pourrait appeler la voie du sentir appliquée au quotidien. Sentir, accueillir, observer ce qui se présente, c’est exactement la pratique qui transforme sans que tu la provoques, qui ouvre un espace intérieur et révèle ce fond tranquille qui avait toujours été là.
La transformation se fait d’elle-même, sans que nous la commandions, à son propre rythme, comme une graine qui germe quand le sol est prêt. Tu ne tires pas sur la tige pour la faire grandir. Tu offres un sol plus simple : moins de refus, moins de commentaires, plus d’attention. Parfois, pendant des semaines, rien ne semble bouger. Puis, un soir, au milieu du même désordre, tu remarques une différence ténue : une seconde de silence avant de parler, un regard qui s’adoucit, une fatigue qui devient claire au lieu d’être contre tout. C’est discret, mais c’est réel.
Et ce que révèle cette transformation n’est pas une « version améliorée » de toi-même. Tu tomberais alors dans le piège d’une sorte de fierté, de justification ou de validation individuelle qui ne ferait que subrepticement renforcer la résistance.
Ce qu’elle révèle, c’est la présence qui était là depuis toujours. Elle n’est pas une émotion, ni une pensée, ni une sensation particulière. Elle est ce fond silencieux qui connaît la peur, qui connaît la colère, qui connaît la joie, qui connaît le vacarme de la maison et le calme de la nuit. Elle était là pendant l’insomnie, pendant la dispute, dans le métro, à la cuisine, à côté du bain qui déborde et de la table mal essuyée. Elle ne dépend pas de l’ordre ou du désordre. Elle est l’espace même où tout apparaît.
Vivre avec ce qui se présente, c’est reconnaître cela. Rien n’est à obtenir, rien n’est à rejeter. Les formes changent, les humeurs passent, les saisons de la vie se succèdent, et pourtant le fond demeure. On pourrait le dire autrement : ce qui arrive n’est jamais séparé de ce qui accueille. Dans cette reconnaissance, la souffrance perd son caractère de scandale ; elle devient une porte. La joie perd son caractère de propriété ; elle devient un don. Le quotidien cesse d’être un obstacle spirituel ; il devient l’allié le plus direct.
Alors la maison, avec ses cris, ses rires, ses portes qui claquent et ses câlins du soir, devient un monastère sans murs. Le métro devient une cellule de silence au milieu du bruit. Le bureau (ou plutôt l’opéra de Paris pour moi, la scène, les coulisses, ) devient un lieu d’alignement, et ainsi, une chose après l’autre.
Rien n’est plus à corriger d’abord pour vivre ensuite. Vivre, c’est maintenant, avec ce qui est là. La transformation se fera à son propre rythme. Et ce qu’elle dévoilera, à chaque fois, c’est la même évidence simple : la présence n’avait jamais manqué. La voie du sentir, appliquée ainsi dans le quotidien, nous ramène toujours à ce fond immobile, déjà là, toujours disponible, et toujours entier.
Au fond nous pourrions dire et c’est exactement ce que j’ai pressenti lors de ma découverte de Krishnamurti que non dualité n’est qu’un mot pour désigner le bon sens.
Amor Fati





