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Paroles et musique de Dan Speerschneider
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lundi 18 août 2025

« Le tétralemme et la voie du milieu : dépasser la dualité



Nāgārjuna est une figure majeure du bouddhisme Mahāyāna, dont la pensée a profondément marqué la philosophie bouddhique et la manière de comprendre la réalité. Il est surtout connu pour avoir formulé le tétralemme, un outil logique et spirituel qui invite à dépasser la pensée dualiste ordinaire. Le tétralemme déconstruit les catégories rigides du vrai et du faux, ouvrant un espace où le réel ne peut être enfermé dans aucune de ces cases.


Le tétralemme s’énonce ainsi : pour toute affirmation, il ne faut pas dire qu’elle est vraie, ni qu’elle est fausse, ni qu’elle est à la fois vraie et fausse, ni qu’elle est ni vraie ni fausse. Cette proposition, qui peut paraître difficile à saisir, cherche à libérer la pensée de ses fixations en montrant que la réalité ultime échappe à toutes les constructions binaires.


Cette idée a une portée profonde, car elle invite à entrer dans un non-savoir fécond. Ce non-savoir, loin d’être une ignorance, est proche de ce que Maître Eckhart appelait dans son célèbre sermon 52 « De la béatitude de la pauvreté en esprit »où il nous dit que pour révéler en soi le Royaume il faut ne « rien savoir, rien vouloir, rien posséder » . Cela équivaut à une disposition d’esprit où l’on accueille le monde sans jugements ni préférences, ou s’éveille une Présence silencieuse et accueillante. C’est aussi proche du samādhi, cet état d’absorption méditative où l’esprit se délie de sa propension à tisser dés arborescences mentales à tout va. 


Pour illustrer cela par un exemple concret, prenons l’arc-en-ciel. On pourrait dire qu’il existe, car on le voit, ou qu’il n’existe pas, car il est une illusion de lumière et d’eau. Le tétralemme nous invite à ne pas trancher entre ces affirmations : l’arc-en-ciel n’est ni existant ni inexistant, ni les deux à la fois, ni une absence totale. Il est une apparition dépendante, un phénomène sans essence propre, ce qui éclaire la notion de vacuité chère à Nāgārjuna et qui peut si on le réalise devenir une expérience très directe et vivante.


Cette approche ne concerne pas uniquement les phénomènes extérieurs, mais aussi nos relations humaines. Quand deux personnes entrent en conflit, elles tendent à se figer dans des positions opposées - qui a raison ? qui a tort ? - et à refuser la complexité des points de vue. Le tétralemme nous invite à dépasser cette logique binaire : les vérités sont souvent paradoxales, les expériences multiples. Ce regard ouvre la possibilité de sortir de la guerre des opinions pour accueillir la nuance, la complémentarité, et peut-être même la cohabitation des contradictions. Cela instaure une plus grande souplesse et une compassion plus profonde dans nos rapports aux autres.


Nāgārjuna affirme également que rien ne naît de lui-même, ni d’un autre, ni des deux ensemble, ni de rien du tout. Cette interdépendance radicale signifie que tout phénomène existe uniquement par ses relations, sans essence indépendante. Cette idée, fondamentale dans le bouddhisme, fait écho aux notions védantiques où le monde est perçu comme une manifestation mouvante dans la conscience fondamentale.


Cependant, le bouddhisme comme toute voie spirituelle qui s’institutionnalise a bien sûr eu la fâcheuse tendance à se rigidifier, notamment autour du 3e siècle en créant des fixations conceptuelles. Et c’est alors que Nāgārjuna, en formulant le tétralemme, a donné un gros coup de pied dans cette fourmilière d’idées figées, bousculant les certitudes et invitant à un regard neuf, fluide et libre.


Cette pensée profonde et décapante m’a inspiré un « Jeu de Révélation » qui se révèle être une technique habile comme

dirait le Bouddha extrêmement efficiente permettant d’accéder à ce que l’on nomme l’équanimité ou l’ainséité dans le Bouddhisme. 

Il s’agit de la pratique du « ni l’un ni l’autre », essentielle pour abolir la dualité des pôles de préférence et glisser dans un espace d’ouverture que certaines nomment la Présence et d’autres le Soi. 

Je pose alors cette question aux participants : « Si tu ne fais pas référence à la mémoire, ni à la pensée, es-tu une femme… ou es-tu un homme… (sans faire référence à la pensée ou la mémoire) ou ni l’un ni l’autre ? »

Cette question, à première vue simple, ouvre une porte vers une expérience directe de soi au-delà des catégories mentales. Elle nous invite à quitter les identités figées et à toucher ce que les Védantiques appellent le Soi, cette conscience silencieuse, immuable, en arrière-plan de toute expérience.


Cet espace n’est pas vide au sens négatif, mais vivant, ouvert et fécond. Même si Nāgārjuna parle de vacuité, il s’agit d’une vacuité qui libère la réalité des fixations et permet à la vie de s’exprimer pleinement.


À ce propos, le troisième patriarche du Ch’an, Sengcan (vers 445–606), a dit : « La Grande Voie -  c’est-à-dire l’éveil - est aisée pour celui qui est sans préférence. »


Cette absence d’attachement, ce dépassement des préférences, nous ouvre à une équanimité vaste et douce qui précède toute dualité tout en l’incluant. C’est ce que l’on nommait la Voie du Milieu, qui n’est pas comme on pourrait le croire une sorte de compromis se situant à mi-chemin d’un des deux pôles de dualité (j’aime/ je n’aime pas, désir/peur, bien/mal) mais au contraire une compréhension directe que ce que Je suis vraiment se situe en amont du mental tout en l’incluant. 

C’est précisément ce que révèle la pratique du Jeu de Révélation « ni l’un ni l’autre », qui nous invite à vivre dans la liberté, au-delà des catégories rigides, pour goûter la fluidité infinie du moment présent.

Et ce Jeu de Révélation révèle ultimement que Je suis le Sans Forme prenant toute forme, ce qui m’ouvre à la réalisation ultime que tout apparaît en moi, tout est connu par moi et ultimement tout est fait de moi. 

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