En ce moment, je suis en train de lire le Yoga Vasistha. Je l’avais partiellement découvert en anglais il y a une quinzaine d’années, mais je le redécouvre aujourd’hui dans une version française avec une grande joie, comme si je le rencontrais à nouveau pour la première fois. Certains livres vieillissent, d’autres grandissent avec nous : plus on avance, plus ils révèlent leur profondeur. Le Yoga Vasistha est de ceux-là.
C’est un texte fondamental de la tradition non-duelle, de l’Advaita Vedānta. Ramana Maharshi lui-même en recommandait la lecture. Ce n’est pas un traité sec de métaphysique, mais un récit foisonnant, un immense dialogue entre le sage Vasistha et le jeune prince Rama, traversé de paraboles, d’histoires symboliques et de méditations fulgurantes. On dit d’ailleurs qu’il a inspiré, par sa structure et sa richesse narrative, les Mille et Une Nuits. C’est dire son ampleur et son pouvoir d’évocation.
Le passage que je vous partage ici en est une illustration splendide. Vasistha donne son enseignement au jeune prince Rama, tombé dans une forme d’acédie - un état de dépression spirituelle qui survient souvent chez le chercheur ayant acquis une certaine connaissance, mais dont la quête n’est pas encore menée à son terme. Finalement, on retrouve ici chez le prince Rama le même aquabonismequi survient chez Arjuna au début de la Bhagavad Gîtâ, et aussi chez le roi Janaka dans l’Ashtavakra Gîtâ. C’est la maladie spirituelle par excellence : on a compris un certain nombre de choses, on est détaché en partie de l’illusion, mais on n’a pas encore réalisé que l’illusion est faite de la Conscience elle-même. On se sent séparé et les choses qui avant suscitaient en nous de l’enthousiasme ne nous disent plus rien, et la vie semble quelque peu avoir perdu son sens. (Le terme aquabonisme a été inventé par Serge Gainsbourg pour désigner humoristiquement cet état.)
Le sage Vasistha, le plus grand sage de son temps, est venu à la cour du roi pour aider Rama à sortir de cette impasse.
Passage du Yoga Vasistha :
« Le sage considère la force, l’intellect, l’efficacité et l’action opportunes comme les fruits de l’investigation. Le fait est que royaume, prospérité, jouissance de la vie et libération définitive sont tous fruits de l’investigation. L’esprit de l’investigation protège l’homme des calamités qui affligent l’insensé des nuées de réflexion. Quand l’esprit s’est émoussé du fait de l’absence d’investigation, même les rafraîchissants rayons de la lune se mutent en armes mortelles, et l’imagination enfantine projette un démon dans chaque coin d’obscurité. Cela explique que l’insensé qui ne s’interroge pas sur son être essentiel soit vraiment un puits de souffrance. C’est l’absence d’investigation qui entraîne des actions préjudiciables à qui les commet ainsi qu’à autrui, sans parler de nombre de maladies psychosomatiques. Il convient donc de fuir la compagnie d’individus aussi déraisonnables. Ceux dont l’esprit d’investigation est sans cesse éveillé illuminent le monde, éclairent tous ceux qui les contactent, dissipent les spectres créés par l’esprit ignorant et prennent conscience de la fausseté des plaisirs des sens et de leurs objets. Ô Rama, à la lumière de l’investigation, il y a réalisation de l’éternelle réalité immuable. C’est là le suprême. À ce stade, l’homme ne souhaite plus rien et ne rejette rien non plus. Un tel être est délivré de l’illusion et de l’attachement. Il n’est pas inactif et n’est pas noyé dans l’action. Il vit et fonctionne dans ce monde et, au terme de la durée naturelle de son existence, il atteint l’état bienheureux de la liberté absolue. Voilà pourquoi l’investigation est le seul remède parfaitement adapté à l’éradication de la longue maladie connue sous le nom de Samsara. »
« Le sage considère la force, l’intellect, l’efficacité et l’action opportunes comme les fruits de l’investigation. »
Autrement dit, ce que l’homme cherche d’ordinaire à acquérir par l’effort, le calcul ou la compétition, le sage le reçoit d’une source plus profonde : la clarté née du questionnement intérieur. Quand l’esprit se tourne vers sa propre origine, il devient simple et fort, comme une eau vive.
« Royaume, prospérité, jouissance de la vie et libération définitive sont tous fruits de l’investigation. »()
Ici, le texte surprend : il ne sépare pas les fruits temporels et les fruits spirituels. Même la prospérité, même la jouissance de la vie trouvent leur racine dans un esprit clair et éveillé. La recherche de soi n’appauvrit pas la vie, elle l’ouvre et l’illumine. Comme le dit Jésus dans l’Évangile : « Cherchez d’abord le Royaume, et tout le reste vous sera donné par surcroît. »
« Quand l’esprit s’est émoussé du fait de l’absence d’investigation, même les rafraîchissants rayons de la lune se mutent en armes mortelles, et l’imagination enfantine projette un démon dans chaque coin d’obscurité. »
Quelle image saisissante ! Un esprit non questionné devient victime de ses propres projections. Le monde entier se transforme en menace. Combien de nos peurs ne sont que des fantômes créés par notre mental ? Ici, le texte rejoint les maîtres zen qui parlent du « démon des montagnes » : l’ombre que l’on transporte en soi et que l’on croit voir dehors.
« Cela explique que l’insensé qui ne s’interroge pas sur son être essentiel soit vraiment un puits de souffrance. »
La souffrance vient toujours ultimement d’un oubli : ne pas s’être retourné vers soi-même. Le non-sens, l’angoisse, les compulsions sont les fruits de cette absence d’investigation. En ce sens, la première médecine spirituelle n’est pas une croyance, mais une question : Qui suis-je ? La thérapie non duelle que je partage depuis 1998 ne cherche pas à développer la personne ses capacités ni à améliorer les performances ou la santé du corps. La thérapie non duelle nous invite à prendre soin de l’être, y donc guérir de l’illusion de séparation, de l’illusion qui consiste à se prendre pour une personne séparée.
« Ceux dont l’esprit d’investigation est sans cesse éveillé illuminent le monde, éclairent tous ceux qui les contactent. »
La beauté de cette phrase est immense. Celui qui s’interroge sincèrement, qui vit dans la vigilance, n’éclaire pas seulement pour lui-même. Sa seule présence dissipe l’ombre, comme une lampe allumée n’éclaire pas que sa propre flamme. C’est pourquoi le Bouddha dit : « Sois une lampe pour toi-même, et tu seras lumière pour le monde. »
« À la lumière de l’investigation, il y a réalisation de l’éternelle réalité immuable. C’est là le suprême. »
Voilà l’essentiel. La pratique de l’investigation du Soi n’est pas seulement un art de vivre, elle est une voie vers la vérité qui ne change pas. L’investigation n’aboutit pas à une conclusion intellectuelle, mais à une reconnaissance silencieuse de ce qui est toujours là, toujours libre, toujours immuable.
« À ce stade, l’homme ne souhaite plus rien et ne rejette rien non plus. »
Ici, la liberté devient visible : liberté de vouloir et de craindre, liberté de courir après ou de repousser. C’est ce que les mystiques appellent la paix au-delà des contraires.
« Il vit et fonctionne dans ce monde et, au terme de la durée naturelle de son existence, il atteint l’état bienheureux de la liberté absolue. »
La sagesse n’est pas fuite du monde. C’est vivre pleinement, simplement, dans le monde, et connaître que la libération n’est pas après la mort mais déjà, maintenant, dans le cœur désencombré.
« Voilà pourquoi l’investigation est le seul remède parfaitement adapté à l’éradication de la longue maladie connue sous le nom de Samsara. »
Ainsi tout se résume : l’investigation est la médecine unique contre l’errance. Pas besoin d’ornements ou de rituels compliqués, ni d’ascèse, ni d’une quelconque pratique. Une seule chose est requise : le courage de se retourner, de ramener l’attrition vers ce qui en nous perçoit, et de demeurer dans la clarté de ce regard.


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