Quand je suis au pied du mur, que mes espoirs se sont brisés contre la paroi impassible de la réalité, quand il n’y a plus d’issue, un arrêt s’impose.
Il n’y a plus d’échappatoire vers un ailleurs, plus d’évasion possible hors de l’instant présent. Toute pensée se lézarde, toute projection se dissout, et le futur lui-même tombe en miettes.
Que reste-t-il après le choc contre le mur de la réalité ?
On est sonné, étourdi, vidé. Mais si l’on ose devenir intime avec ce gong de douleur qui résonne de la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne, si l’on y consent, si l’on s’y abandonne entièrement, complètement, totalement… alors quelque chose bascule.
Une sensation d’impuissance monte des entrailles et envahit tout le corps. On sait alors avec une clarté nue qu’aucun secours ne viendra du dehors : ni des autres, ni de cet imaginaire jadis si fécond, ni des savoirs accumulés, ni des illusions de puissance. Tout brûle soudain sur le bûcher de l’Ici et du Maintenant.
Plus de savoir, plus de vouloir. On ne sait plus qui l’on est, ni où l’on est. On sait seulement que l’on est. Le miracle sans bruit du Je Suis se révèle au cœur de la tourmente, dans la plaie vive de l’impuissance.Un vide abyssal. Et pourtant déjà si merveilleusement plein.
Lorsqu’on est sans issue, il existe une porte. Une porte que seule l’impuissance rend visible. Elle dissout nos rêves, efface nos fictions, et ouvre sur un espace nu de Conscience : Je suis.
Alors il devient possible de voir cette porte en nous-mêmes.
Cette porte dont Rûmî a dit : « La blessure est l’endroit par où la lumière entre en toi. »
Et quand on la pousse, elle s’ouvre… de l’intérieur. Rumi : « Vérité, j’ai tant frappé à ta porte. J’ai cogné et cogné jusqu’au sang. Un jour la porte s’est ouverte et j’ai vu que j’avais frappé de l’intérieur ».
L’impuissance ne consume que le faux moi et sa cohorte de « je suis ceci » et de « je suis cela ».
Elle ne laisse subsister que le Je Suis véritable, pré-verbal, atemporel.
L’impuissance lorsqu’on accepte de la sentir complètement, jusqu’au bout, tactilement , sensoriellement, vibratoirement, sans faire référence à la pensée, s’ouvre toujours sur plus vaste que soi-même.
Et ce plus vaste, seules les larmes peuvent parfois l’exprimer - larmes de reconnaissance, de gratitude muette. Car cette joie n’est pas de ce monde. Elle n’appartient à aucun espace-temps.
Elle n’appartient à personne.
C’est une joie si pure que même les mots pour la dire se colorent d’amertume, tant ils en sont incapables.
À travers l’épreuve de l’impuissance, le petit moi est crucifié. Et dans ce dépouillement, notre être véritable se révèle - le Je Suis, qui n’appartient à aucun temps parce qu’il les contient tous.
C’est pourquoi Simone Weil pouvait écrire : « L’extrême grandeur du christianisme vient de ce qu’il ne cherche pas un remède surnaturel à la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance. »
L’impuissance n’est pas un échec, plutôt une ouverture à reconnaître. Elle ne détruit pas la vie, elle en déchire simplement les voiles. Le Je Suis de Jésus resplendit à travers l’épreuve de la croix : là où l’Être qui est amour se révèle comme un amour plus fort que la mort.
Chacun d’entre nous connaît ces instants où nos rêves sont crucifiés, où nos certitudes s’effondrent. Chaque écroulement de nos châteaux intérieurs est une invitation à se désidentifier, à lâcher nos fausses croyances, pour renaître à notre vraie nature : la Présence atemporelle.
« Avant qu’Abraham ne fût, Je Suis », disait le Christ.
Et n’oublions pas que nous aussi, « pauvres pêcheurs » (pêcher au sens de rater la cible, agir non pas à partir de l’ouvert mais de l’ouvert recouvert par l’illusion d’être une personne séparée) sommes infiniment riches de cet être sans définition et sans limites.
Cette richesse ne se mesure pas, ne s’acquiert pas, ne se perd pas.
Elle se reconnaît, simplement, quand toute illusion de puissance humaine s’efface. Alors l’impuissance cesse d’être une ennemie. Et, elle devient le seuil, le passage, la clef qui nous ouvre au Royaume intérieur.
Amor Fati

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